Instinctivement, le sifflement qui déchire le silence du désert fait d'abord lever les yeux au ciel. Un avion de chasse lancé pleins gaz en rase-mottes, forcément... Et puis à l'horizon se met soudain à grossir un épais nuage de sable.
A peine le temps de cligner des yeux qu'une flèche hurlante traverse de part en part le lac asséché de Hakskeen Pan, dans l'extrême nord du Kalahari sud-africain.
Il faut alors se rendre à l'évidence, c'est bien une voiture qui vient de vous filer sous le nez à la vitesse d'une balle de fusil.
Conçu et construit par une équipe britannique, ce bolide baptisé "Bloodhound" – le limier, en français – affiche de solides ambitions. Franchir le mur du son, battre le record du monde de vitesse sur terre (1.223,657 km/h) et, si possible, flirter avec les 1.000 miles par heure (1.600 km/h).
Un ruban de poussière flotte encore au-dessus de son sillage mais, à plusieurs kilomètres en aval, le prototype est déjà à l'arrêt, moteur éteint. Derrière, sur la terre ocre craquelée par la chaleur, gît le parachute qui a freiné sa course.
Casque à la main, le pilote déplie sa longue silhouette du fuselage, ravi de sa performance.
"Nous avons atteint 904 km/h", résume tout en flegme Andy Green. "Nous sommes à la fraîche, la poussée était bonne, le petit vent a permis à la voiture de rester en ligne, le parachute s'est bien déployé. L'essai idéal, quoi".
Rapidement, sa monture est tractée jusqu'aux stands, une vaste tente climatisée déployée sur la rive de l'ancien lac.
Taillé exclusivement pour la vitesse, il se présente comme un long tube blanc coiffé d'un réacteur et d'une dérive d'avion de chasse, posé sur quatre roues en aluminium.
- "Réacteur à roulettes" -
Un avion sans aile, en quelque sorte, qui résume le bond en avant accompli depuis le premier record de vitesse sur route homologué le 18 décembre 1898. Ce jour-là, le Français Gaston de Chasseloup-Laubat avait poussé la carcasse de sa guimbarde à moteur électrique jusqu'à... 63,15 km/h.
"Vous pouvez appeler ça un réacteur à roulettes mais c'est bien plus compliqué que ça", assure l'ingénieur en charge des essais, Stuart Edmondson, un rien agacé.
"Ce que vous voyez là est un mélange de Formule 1, d'avion de chasse et de véhicule spatial", décrit un de ses concepteurs, Mark Chapman. "Ça reste une voiture, avec un volant, une pédale d'accélérateur et une pédale de frein", insiste-t-il, "mais une voiture capable de rouler à 1.600 km/h".
Son moteur le range définitivement hors de la catégorie des voitures qui vrombissent sur les circuits de la planète.
Le "Bloodhound" est propulsé par le réacteur fabriqué par Rolls Royce qui équipe l'Eurofighter Typhoon, le chasseur de la Royal Air Force (RAF). Le ministère britannique de la Défense en a gracieusement cédé trois exemplaires déclassés. "Sans le mode d'emploi", persifle un des membres de l'équipe.
Comme ses 9 tonnes de poussée ne suffiront pas au véhicule pour franchir le mur du son, Mark Chapman et son équipe y ajouteront plus tard un moteur de fusée.
"On va aller 400 km/h plus vite qu'un Eurofighter à la même altitude", s'enthousiasme-t-il. "Le défi, c'est l'aérodynamique du véhicule. Il faut faire en sorte de le garder au sol. On ne voudrait pas qu'il se transforme un avion".
Pas de quoi effrayer Andy Green, en tout cas. D'abord parce que le quinquagénaire est le détenteur depuis 1997 du record mondial de vitesse. Ensuite parce qu'il a longtemps tutoyé les nuages à bord d'un chasseur de la RAF.
- "Patinage" -
"La sensation, l'environnement et le véhicule sont différents", dit le colonel Green. "Mais les compétences requises pour surveiller la vitesse, la contrôler et prendre des décisions en se demandant +est-il prudent de continuer+ (...) sont les mêmes que dans un chasseur au maximum de ses performances".
La principale difficulté de sa tâche consiste à garder la voiture en ligne, à l'accélération comme au freinage.
"A partir de 350 km/h, elle commence à patiner sur le sol", confie Andy Green, "c'est un peu comme conduire une voiture normale sur de la neige tassée".
A très haute vitesse, une erreur ou un incident technique peuvent s'avérer fatals. En août, l'Américaine Jessi Combs s'était tuée au volant d'un bolide concurrent dans le désert d'Alvord, aux Etats-Unis.
Dans le Kalahari, la sécurité du "Bloodhound" est l'affaire d'une femme, la seule parmi la trentaine d'hommes de l'équipe.
Comme la contrôleuse aérienne qu'elle est dans le civil, Jessica Kinsman s'assure que rien ne vient mettre en péril les essais sur les 16 km de piste tracés dans le désert. Vent, obstacles, mouvement des véhicules, rien de lui échappe.
"C'est comme un aéroport. Nous avons une piste et, presque, un avion", sourit-elle dans son poste de contrôle qui domine le désert. "Et c'est nous qui avons le dernier mot".
Dans l'atelier, un homme discret ne perd pas une miette du manège des mécaniciens autour de la voiture.
Sa voiture en fait. Ex-patron d'une entreprise de fabrication de turbos, Ian Warhurst a sauvé le projet de la faillite il y a un an en rachetant sur ses deniers le "Bloodhound", menacé d'être vendu en pièces détachées.
- 'Vocations' -
"J'ai déjà dépensé une somme à sept chiffres en livres (...) la prochaine phase du projet nécessitera la même somme", estime celui que toute l'équipe appelle le "propriétaire". "Mais ça n'est rien en comparaison d'un budget de Formule 1".
Quand on s'avise de le titiller sur le côté pas très "écolo" de sa voiture, voire de comparer son projet à un passe-temps pour millionnaire désabusé, le jeune retraité se défend.
"Il y a le record à battre, ce serait fantastique", plaide Ian Warhurst, "mais c'est l'aventure qui importe".
"Nous résoudrons les problème du futur grâce aux ingénieurs qui vont développer les nouvelles technologies pour aller plus vite, être plus efficace, être neutre en carbone", ajoute-t-il, "alors si notre projet peut susciter des vocations d'ingénieurs, nous aurons rempli notre rôle".
Le succès des essais qui viennent de s'achever en Afrique du Sud devrait y contribuer, espère-t-il, et attirer aussi quelques parrains au portefeuille bien garni.
La voiture-fusée a fini sa campagne en atteignant 1.010 km/h et aussitôt remis le cap sur le Royaume-Uni. Le temps d'y décortiquer les téraoctets de données enregistrées, de l'équiper d'un moteur-fusée et elle devrait revenir dans le Kalahari pour s'attaquer au record d'ici à la mi-2021.
Le pilote Andy Green en salive d'avance. "Il n'existe rien au monde de plus rapide que le +Bloodhound+. Je suis persuadé qu'on va battre ce record".
Et puisqu'il a le souci du détail, le Britannique tient à une précision. Non, il n'est pas le "pilote" du prototype. "C'est un véhicule à quatre roues, donc je suis le conducteur", dit-il. "Si on devait l'appeler pilote", rajoute un membre de son équipe, "c'est que quelque chose aura mal tourné".
AFP