Le Calame : La Mauritanie se bat contre le COVID -19 depuis quelque temps. Quelle appréciation vous faites de ce combat ?
Me Id Mohameden M’Bareck: Tout d'abord permettez-moi de vous exprimer mes remerciements pour cette opportunité de nous prononcer sur cette crise sanitaire qui ébranle le monde entier, et donc, notre pays. Comme vous le savez, la pandémie du Covid-19 a surpris le monde entier par sa propagation fulgurante et les conséquences économiques, sociales et géopolitiques. Notre pays n'échappera certes pas aux effets de la pandémie compte tenu de la vulnérabilité de notre économie et de son système sanitaire.
Certes, nous nous inscrivons dans toutes les démarches nationales visant à gérer cette crise sans précédent, qui exige une prise de conscience et des positions "transpolitiques". Elle oblige à un sursaut national, donc une union sacrée, loin des clivages partisans. Dans ce cadre nous nous réjouissons de l'ensemble des mesures prises par les autorités publiques et notamment celles relatives aux couches sociales les plus vulnérables. Toutefois, nous exigeons l'extension de ces mesures à l'ensemble des citoyens et hôtes étrangers vivants parmi nous (les migrants notamment) parce qu’ils sont touchés, de plein fouet, par les mesures de restriction de mouvements.
- Parmi les mesures prises par le pouvoir, on note la création d’un fonds spécial de 25 milliards de l’ancienne Ouguiya. Que pensez-vous de sa mise en œuvre ? Quelle place l’Assemblée Nationale occupe-t-elle dans le dispositif de riposte ?
-La création de la caisse de solidarité constitue une mesure essentielle, d'abord par l'élan de solidarité qu'elle va susciter et la mobilisation des ressources financières dont la portée est indispensable pour faire face aux effets actuels et à venir de la crise.
Mais les questions qui se posent à ce niveau concernent le mode de gestion, les priorités et les potentiels bénéficiaires ; les expériences du passé ont révélé des manquements et des dérives dans la mise en œuvre de ce genre d’opérations, lesquelles failles ne sont plus admissibles dans notre pays, vu les urgences et l'ampleur de la pandémie.
L'assemblée nationale, par son pouvoir législatif, doit jouer et jouera son rôle de contrôle de l'action gouvernementale. Et en collaboration avec le gouvernement, elle contribuera à la mise en place d’un arsenal juridique nécessaire pour la gestion de la crise et l'accompagnement de la population en ces moments difficiles par la contribution directe dans la caisse de solidarité. Nous prônerons la transparence dans l’utilisation des fonds mais aussi les procédures mises en place pour que les groupes cibles ne soient pas victimes des effets pervers de la pandémie.
-A peine lancé, le recensement des familles devant bénéficier de l’appui de l’Etat suscite des interrogations sur sa transparence. Avez-vous une idée du déroulement sur le terrain de cette opération? Craignez-vous comme certains citoyens, élus et observateurs que l’aide n’atteindrait pas les véritables nécessiteux ?
Personnellement, j'ai observé dans quelques Moughataa de Nouakchott les opérations de recensement. Je retiens l'absence de concertation au moins dans les premiers jours de l'opération, en plus des critères de sélection ubuesques des agents recenseurs et le nombre limité des familles pouvant bénéficier de l'aide. Il faut revoir l'ensemble de l'opération afin de corriger les erreurs relevées afin d'augmenter considérablement le nombre de foyers bénéficiaires. J’attire l’attention sur la situation économique et sociale catastrophique et son incidence sur la prévalence de la pauvreté. Toute action de recensement des pauvres est une tâche délicate partant de la question " qui n'est pas pauvre?"
- Qu’entendent faire les élus que vous êtes pour que cet appui ne tombe dans les poches ou magasins de véreux fonctionnaires de l’administration et de ses complices. Si oui, que faudrait-il faire pour rectifier le tir dès à présent ?
-Les députés de Nouakchott, dans le cadre de leur coordination, sont en contact permanent avec les autorités en charge du recensement notamment l’agenceTaazour. Ces rencontres nous ont permis de relever des différents manquements liés à cette opération, sans oublier aussi le contrôle éventuel que les parlementaires pourront exercer par les questions au gouvernement.
-Le président Ghazwani gouverne le pays depuis le 1er aout 2019. Quelle évaluation vous faites de ses 8 mois?
-Vous n'êtes pas sans savoir que nous venons de sortir d'une situation politique tendue, caractérisée par l'absence de toute sorte de dialogue, de concertation et d'échanges entre l'opposition et le pouvoir, en dépit de l'existence du cadre légal et institutionnel ( la constitution, l'institution de l'opposition démocratique, les partis politiques......). Il s’y ajoute l'exclusion systématique des cadres de l'opposition dans l'administration et l'économie....
Avecle nouveau président, nous constatons un changement positif, manifesté par des rencontres avec les différents acteurs politiques et les "canaux "nouvellement créés pour faciliter "l'échange ". Au vu de cela, je peux confirmer que nous vivons un début de normalisation de la vie politique ; condition indispensable pour toute éventuel dialogue, car l'ampleur de l'héritage des années précédentes, demande plus qu'une normalisation politique pourtant "saluée " et très attendue.
-Depuis son investiture, il s’est attaché à normaliser les rapports entre le pouvoir et son opposition. Que vous inspire cette approche? Ghazwani n’est-il pas entrain d’achever ce qui reste de l’opposition, inaudible du reste, après la dernière présidentielle ?
-Comme, je l'ai bien signalé, le pays vient de sortir d'une période tendue dans laquelle les questions nationales étaient reléguées aux calendes grecques. Au sein de l’opposition, nous considérons que ces questions doivent être traitées dans le cadre d'un dialogue national inclusif. Cette demande de l'opposition ne met pas en cause sa vision et son action, mais elle démontre combien elle s’attache à jouer pleinement son rôle dans un Etat de droit où les rôles et espaces sont bien partagés entre les différentes institutions.
L’opposition jouera toujours son rôle de contre-pouvoir des actions à l’égard du gouvernement mais aussi celui d’accompagnement quand les décisions du pouvoir respectent l’intérêt suprême du peuple. Elle s’inscrit toujours dans une logique de concertation surtout en période de « normalisation politique ».
-Tout en tendant la main à tous les acteurs politiques, le président Ghazwani écarte l’idée d’un dialogue politique inclusif que l’opposition réclame. Comprenez-vous pourquoi ?
Vous avez-vous-même mis en avant la normalisation de l’échiquier politique. Si le président est le chantre de la détente politique, il dispose alors des clefs pour déverrouiller le pays puisqu’il en a la volonté. Dans toute démocratie, l’opposition est un acteur majeur dans le combat pour la bonne gouvernance ; cela se fait à travers un dialogue inclusif. La normalisation politique exige l’inclusion de tous les acteurs politiques dans la reconstruction surtout en période de crise. Comment pouvez-vous avoir une normalisation si le président veut tout verrouiller et prendre seul les initiatives ? L’opposition a traversé les crises politiques et survivra à toutes les autres. Comme disent les anglais « wait and see»…
-Répondant à une question d’un journaliste, lors de sa première conférence de presse, le président Ghazwani semble minimiser les problèmes ou obstacles à l’unité nationale. Comment le président du manifeste des Haratines a-t-il réagi aux rasions qu’il a avancées?
Le président de la République est dans son rôle, il se doit de prendre en charge des questions pouvant ébranler son magistère. J’ai la conviction qu’il est conscient de la nécessité, je dirai de l’urgence de régler la question lancinante de l’unité nationale que son prédécesseur a tout simplement ignorée jusqu’aux dernières minutes de son mandat. Le Manifeste gardera sa ligne de conduite et défendra sa position sur l’unité nationale.
Toutes les communautés doivent être associées aux échéances de la reconstruction, relance, développement …. Appelez ça comme vous voulez ! Mais une chose est certaine, pour qu’il réussisse ses actions, le président doit obligatoirement commencer par faire face aux réalités de ce pays marqué par des inégalités de plus en plus importantes entre les différentes couches de la population. Je ne le dirai pas assez, les harratines sont les victimes des décisions prises par ses prédécesseurs. Il faudra corriger les inégalités en prenant à bras le corps les questions nationales (lutte contre l’esclavage, résolution du passif humanitaire, lutte contre la corruption, résolution de la question foncière, la question des langues nationales, l’accès aux services sanitaires, couverture de l’éducation pour tous les citoyens…etc.).
En tant que président du Manifeste, je ne suis pas dans la réaction mais je m’inscrits dans une dynamique constructive afin d’apporter des solutions aux citoyens de notre pays et en particulier aux haratines. L’équipe avec laquelle je travaille se penche sur les questions prioritaires afin d’adopter une ligne de conduite respectueuse de nos stratégies et de l’essence même du Manifeste.
-Est-ce que ce n’est pas parce que les différents pouvoirs qui se sont succédé à la tête du pays refusent de débattre sérieusement de cette question alors que tout le monde en parle, que le président d’IRA, BiramDahAbeid a traité la Mauritanie de pays où sévit l’Apartheid ?
-Chaque personnalité politique a sa façon d’interpréter la situation politique de la Mauritanie et les obstacles qui l’empêchent d’évoluer une bonne fois pour toute vers une Nation au sens stricto sensu. Les citoyens de ce pays ont le droit d’être respectés. La Mauritanie doit être le reflet de ses citoyens, de leur diversité. Il faudra que les choses changent pour que ce pays reflète la vraie réalité socio-anthropologique. Les patrimoines culturels des différentes franges de la population doivent nous permettre de rebâtir les bases politiques sans aucun sentiment de discrimination. Nous devons être un modèle de Nation pacifiée en Afrique. Le pouvoir doit saisir l’occasion qui lui est offerte afin d’infléchir la tendance en corrigeant les politiques mises en place et amplifiées par les régimes. L’histoire jugera tous les fils et filles de ce pays qui ont mis à mal l’émergence d’une Nation mais aussi d’une conscience citoyenne.
-Cette sortie a choqué jusqu’au sommet de l’Etat. Comprenez-vous pourquoi ?
Sans beaucoup rester sur la qualification, je dis que continuer de faire semblant que les choses vont bien en arpentant les mêmes chemins des prédécesseurs serait une erreur grave. Je ne vous apprends rien si je dis que les haratines et d’autres franches de la population se sentent de plus en plus marginalisés, abandonnés et exclus des services de l’Etat notamment en matière de santé, d’éducation, de l’économie.....etc.
De toutes les façons, l’action militante est un engagement par lequel nous voulons attirer l’attention sur un problème quelconque. Le plus souvent les résultats escomptés sont biaisés. Si nous avons réussi à mobiliser les citoyens autour des questions soulevées par le manifeste c’est déjà un résultat important. La lutte contre l’esclavage et ses séquelles va prendre beaucoup de temps. Ce n’est pas un projet d’aménagement de territoire où il suffit de mobiliser les moyens à disposition pour tracer et exécuter des plans tracés en conséquence. Nous faisons face à un fait de société ancré dans les « schémas transcendantaux» des communautés mauritaniennes qui nécessite plus de moyens objectifs que subjectifs. Nous allons continuer à inscrire cette lutte dans la durée en s’adaptant aux conjonctures politiques, économiques et voire davantage.
Le pouvoir doit saisir cette main tendue pour reprendre le contrôle sur les affaires courantes du pays. Nous avons l’impression que le pays est livré à lui-même si bien que les problèmes sont toujours repoussés par les différents pouvoirs depuis Le mode d’autogestion conduit au chaos.
Avec le coronavirus, la marche du Manifeste sera certainement reportée. Pouvez-vous nous dire ce que vos précédentes marches ont produit comme impact positif sur la lutte contre l’esclavage et ses séquelles?
La pandémie va certainement avoir des conséquences sur nos programmes mais cela ne va pas nous empêcher de continuer notre travail. Le secteur de la santé est celui dans lequel les populations haratines sont les plus mal loties. Je ne vous apprends rien si je dis que le Covid 19 nous obligera tous à agir différemment pour continuer nos actions et le programme tracé en conséquence de manière différente
Enfin, je dis que l’action militante est un engagement par lequel nous voulons attirer l’attention sur un problème quelconque. Le plus souvent, les résultats escomptés sont biaisés. Si nous avons réussi à mobiliser les citoyens autour des questions soulevées par le Manifeste, c’est déjà un résultat important. La lutte contre l’esclavage et ses séquelles va prendre beaucoup de temps.
Propos recueillis par Dalay Lam
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* président du Manifeste pour les droits des Haratines, avocat au barreau de Nouakchott et député RFD à l’Assemblée Nationale