Le Calame : On assiste depuis quelques jours à la prolifération sur les réseaux sociaux de propos haineux, d’abord contre la communauté Peulh (Halpularen) ensuite contre le président de IRA, accusé de s’attaquer à la communauté maure. Ne faut-il pas s’inquiéter? Notre unité nationale dont tous les acteurs sont unanimes à préserver et à défendre ne serait-elle pas en danger ? Que faire pour baisser cette espèce d’escalades verbales ?
Khalilou Deddé- D’abord je remercie votre journal pour l’occasion qu’il m’offre d’exprimer mon point de vue sur des questions brûlantes de l’actualité nationale, ensuite je félicite votre média pour sa régularité et son apport de qualité à l’émergence d’un débat public dans le pays.
La problématique de l’unité nationale s’est posée dès l’érection de l’Etat central de façon coercitive et verticale par la colonisation française qui a regroupé dans de nouvelles frontières et sous une autorité unique des composantes sociolinguistiques diverses jadis fractionnées et organisées chacune sur son territoire propre selon un mode spécifique. Cette évolution historique portée par une dynamique exogène suscite de nouveaux enjeux d’intérêts parfois mal posés et mal interprétés. Certains courants de pensées ne digèrent pas les faits de l’unité dans la diversité, ils pèchent par un chauvinisme dominateur et injuste. L’auteur des maudits audios incriminant l’une de nos composantes nationales s’inscrit, de façon primaire et vulgaire, dans cette logique nuisible pour l’unité nationale. Le danger de cette calamiteuse sortie est qu’elle utilise les réseaux sociaux d’un potentiel énorme d’information de masse dans un contexte de crise socio-économique dans lequel les émotions prennent souvent le dessus sur la raison. Mais, heureusement, ce point de vue chauvin de piètre facture va à contre-courant si l’on sait que la quasi-totalité des leaders d’opinion se préparent à organiser un dialogue national inclusif pour justement chercher ensemble des accords sur la question de l’unité nationale.
Bien entendu, il existe à l’intérieur de chaque composante nationale des contradictions de castes, de classes, de couches, de générations ou de genre dont le traitement étroit, guerrier, populiste, voire même démagogique est clivant et contre- productif.
Tous les courants centrifuges sont dangereux pour l’unité nationale. Pour une décrispation de l’atmosphère dans le pays, il faut que le pouvoir fasse régner la démocratie et la justice en éradiquant les discriminations au quotidien. Dans ce cadre, tous les leaders d’opinion doivent travailler à la réussite des assises du dialogue dont la préparation est en cours. Sous ce rapport, je suis intrigué par les récentes évolutions du positionnement de l’honorable député Birame Dah Abeid sur l’échiquier politique national. Pourquoi Birame s’évertue-t-il à briser l’unité de la coordination des partis d’opposition en poussant Sawab d’en sortir pour constituer un nouveau pôle dont la naissance jette un flou régressif dans la lisibilité de la carte politique dans le pays ? Pourquoi s’attaque-t-il à l’opposition dont il faisait partie dans le cadre de Sawab et surtout à la veille du lancement des concertations nationales ? Pour quelle raison prête-t-il des intentions infondées aux dirigeants de l’opposition, en nommant le président de l’UFP (Mohamed Ould Maouloud) qui s’est pourtant battu pour qu’il soit membre de la commission de pilotage du dialogue en tant qu’ancien candidat à l’élection présidentiel ? Le président de Sawab, l’honorable député Abdessalam OuldHorma peut en témoigner !
-Ces propos haineux sont lâchés au moment où les concertations politiques sont en passe de démarrer. Leurs auteurs seraient-ils hostiles à celles-ci ? Si oui, de quoi auraient-ils peur ?
- Le timing de ces propos haineux, comme vous dites, n’est pas innocent, il peut laisser croire qu’ils sont distillés par des officines sombres opposées aux règlements des questions qui menacent l’unité nationale et même à la politique d’apaisement amorcée par le pouvoir actuel. Craignent-ils la justice ou ont-ils peur de perdre certains intérêts louches ? Le pouvoir doit clarifier cette situation et appliquer la loi qui protège la paix civile. Ces propos sont donc de nature à semer la zizanie et poussent à la déstabilisation du pays que certains pêcheurs en eaux troubles cherchent à fomenter.
-Ces propos déversés sur la toile reflètent un véritable malaise au sein du vivre ensemble, donc de l’unité nationale. C’est un thème qui sera débattu lors des prochaines concertations. Pensez-vous que les acteurs politiques ont suffisamment pris la mesure pour proposer des solutions consensuelles permettant aux mauritaniens de retrouver la quiétude qu’ils ont vécue avant 1989 ?
- Mon parti, l’UFP, est entièrement engagé dans la préparation de ce dialogue dont les thèmes ont été retenus dans un commun accord. C’est le cas par exemple de l’unité nationale dans toutes ses facettes (passif humanitaire, l’enseignement, la question foncière, la représentativité dans les institutions étatiques etc.). Sur cette question épineuse, il faut se féliciter de l’existence d’une volonté au niveau de tous les acteurs de trouver des solutions consensuelles capables de faire évoluer les choses dans le bon sens. Comme sous le pouvoir de feu Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, je pense qu’il est très possible qu’une feuille de route de traitement adéquat de cette question sorte de ces concertations pour réconcilier tous les mauritaniens sur des bases justes et durables et tourner définitivement la page sinistre de la période 89-91.
-Parmi les obstacles sur le chemin du vivre ensemble, il y a le douloureux dossier dit « passif humanitaire » couvert par une loi d’amnistie depuis 1993. Quelle peut-être selon vous la solution ?
- Oui, le douloureux dossier dit du « passif humanitaire » continue à empoisonner la coexistence de nos composantes nationales, la preuve en est donnée par les troubles qui émaillent chaque commémoration de la fête du 28 novembre souillée par les massacres de plusieurs soldats négro-africains en 1990. L’amnistie de 1993 n’a donc pas permis de clore ce dossier. En tirant les leçons des échecs passés, les concertations imminentes pourraient, cette fois-ci, déboucher sur des solutions en accord avec les victimes dans une approche de « justice transitionnelle ». Les expériences des autres peuples (Afrique du sud, Maroc etc.) seront certainement mises à contribution.
-L’esclavage et ses séquelles est également l’un des thématiques proposés au débat. Cette pratique est criminalisée depuis 2015. Que reste-t-il à faire alors si une loi n’a pas suffi à l’éradiquer?
- La question de l’esclavage et ses séquelles est bien mentionnée dans les thématiques du dialogue en vue parce qu’elle reste posée malgré l’arsenal juridique la criminalisant. Cette question n’est donc l’apanage de personne, elle préoccupe désormais tous les acteurs faisant d’elle une problématique nationale ayant trait à la justice sociale et à la démocratie. L’éradication de ce phénomène ne se décrète pas, elle exige une volonté politique réelle traduite dans une stratégie énergique et multidimensionnelle, y compris la discrimination positive, visant la promotion sociale des victimes de ce fléau anachronique. Dans l’unité de notre peuple cette question de société sera correctement traitée.
-La commission d’enquête parlementaire (CEP) instituée fin janvier 2020 devrait servir de moyen de dissuasion contre la gabegie, mais hélas, elle persiste depuis. Parmi les 300 personnes épinglées par cette commission, seul l’ancien président a fait la prison ; les autres sont, soit libres soit recyclés par le nouveau pouvoir. Comment les concertations pourraient-elles permettre d’éradiquer cette pandémie ?
- L’expérience de la CEP est digne de valorisation vu sa dimension consensuelle et sa portée critique et réformatrice. Elle a épinglé plus de trois cents personnes mais le travail du pouvoir législatif s’arrête là. La justice s’est saisie du dossier. Il est vrai que l’opinion nationale est de plus en plus sceptique par rapport à la suite donnée au rapport de la CEP. Il serait naïf de croire que le dialogue va régler tous les problèmes du pays. Il me semble que sur la question de la gouvernance économique, il pourra au moins faire des recommandations sous forme de résolutions contraignantes.
Vous êtes aussi universitaire et donc intéressé par tout ce qui bouge au niveau du secteur de l’éducation. Que vous inspirent cette école républicaine et la réforme du système éducatif dont le ministère a déjà mis en branle un projet de loi d’orientation avant même les concertations nationales ?
-La question de l’enseignement est déterminante pour l’avenir du pays. Le département de l’éducation avait anticipé son étude dans le cadre de concertations régionales et nationales ayant abouti à des conclusions importantes au niveau d’une série de principes dont l’indépendance culturelle et l’introduction de toutes les langues nationales dans l’enseignement sur la base d’une analyse critique de toutes les réformes passées. Cette étape a consacré l’isolement de tous les extrémismes et a marqué la naissance d’un esprit d’entente entre tous les protagonistes. Mais des interrogations et des points litigieux potentiels restent posés, comme l’officialisation des autres langues nationales, la transparence de la période transitoire et la place des langues étrangères. L’école républicaine est donc une idée novatrice mais la définition de tous ses contours doivent faire l’objet de consensus pour lui donner des chances de concrétisation réussie. La loi d’orientation de la réforme du système éducatif devrait en effet être soumise aux travaux du dialogue national en gestation.
-Votre parti, l’UFP a été débouté par la justice sur le différend qui l’opposait à certains de ces cadres. Quels enseignements en tirez-vous ? Ce verdict pourrait-il constituer le déclic pour panser les plaies ?
- Le feuilleton rocambolesque des rapports entre l’UFP et une partie de ses anciens militants est d’une absurdité affligeante. Pris dans une sorte d’amnésie historique, nos anciens camarades se sont fourvoyés dans une impasse en décidant volontairement de se scinder du parti, sans pour autant l’assumer clairement. De fil en aiguille, ils ont procédé, par une manœuvre sans précédent dans l’histoire des mouvances progressistes dans le pays, à la judiciarisation des différends qui les opposent au parti avec lequel ils entretiennent des relations conflictuelles pour préserver je ne sais quels intérêts. Ce dossier, particulièrement fade, est encore devant les juridictions, son dénouement est encore attendu. Je suis confiant que le parti en sortira encore plus uni et plus aguerri. Nos anciens camarades ont choisi le chemin de se séparer du parti, ils devraient être conséquents avec eux-mêmes et s’assumer. Toutes autres élucubrations sont finalement vaines.
-Le Mali vient de se retirer du G5 Sahel une organisation qui pourtant avait suscité un grand espoir au sein des populations du Sahel victimes d’attaques terroristes. La Mauritanie doit-elle s’inquiéter de ce qui se passe dans ce pays où les autorités viennent de dénoncer une nouvelle tentative de coup d’état ?
- Oui, les Mauritaniens doivent, à juste titre, s’inquiéter des développements chaotiques au Mali du fait de la proximité historique et géographique entre les deux entités dont les intérêts sont structurellement interdépendants. Notre pays doit continuer à défendre la paix et la stabilité dans toute la bande sahélienne qui devient le repère de forces criminelles maffieuses et attire des confrontations géopolitiques déstabilisantes dont la gravité est à la mesure de la faillite des Etats incapables de répondre aux aspirations de leurs peuples et de s’inscrire dans une démarche de mutualisation des moyens pour endiguer le terrorisme et conjurer les guerres civiles sur fond de crises multisectorielles.
-Il y a quelques semaines, le président de la République, après avoir critiqué l'administration l’accusant de ne pas être proche et au service du citoyen. Avez-vous senti, depuis, les prémisses de changements dans ses rapports avec les populations?
- Le président de la République a tiré la sonnette d’alarme sur le problème des dysfonctionnements de notre administration dans ses rapports avec les citoyens et sur la mauvaise qualité des services publics. Ces tares sont réelles et ont une dimension structurelle chronique. Les dénoncer est une chose mais prendre les mesures pratiques et visibles sur le terrain en est une autre. Suite au discours critique du président de la République, nous avons constaté un frémissement au niveau de certaines autorités administratives, voire même des gestes positifs mais les défis énormes exigent plus d’engagements et de réformes profondes visant à changer la nature de notre administration, la moderniser et la doter des moyens à la hauteur de ses missions toujours plus complexes. Nous devons dépasser les discours incantatoires et agir intelligemment au service de toutes nos populations sur toute l’étendue de notre territoire.
Propos recueillis par Dalay Lam
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