Excédés par leurs dirigeants qui jouent la montre et par le grand voisin iranien qui refuse de céder du terrain en Irak, les manifestants ont durci dimanche leur mouvement, décidés à mettre à bas le système tout entier.
En soirée, les épais nuages de fumée noire des pneus brûlés pendant des semaines de violences en octobre et novembre s'élèvent de nouveau au-dessus de plusieurs villes du Sud.
Avec des pneus brûlés en travers d'autoroutes ou d'avenues des centres-villes, les manifestants disent leur colère et leur refus catégorique d'un homme: le ministre démissionnaire de l'Enseignement supérieur, Qoussaï al-Souheil, présenté comme le candidat de Téhéran pour le poste de Premier ministre.
Alors que la rue menace de replonger dans la violence qui a déjà fait près de 460 morts et 25.000 blessés depuis le 1er octobre, pour la troisième fois, le délai légal pour nommer le nouveau Premier ministre a été dépassé.
D'un côté, les pro-Iran alliés au chef du Parlement Mohammed al-Halboussi font pression pour faire accepter leur candidat, de l'autre, le président de la République Barham Saleh gagne du temps en multipliant les demandes d'éclaircissements.
Et la rue, elle, qui estime avoir déjà patienté 16 ans depuis l'installation du pouvoir actuel après la chute du dictateur Saddam Hussein, veut désormais tous les voir partir.
Après avoir placardé les photos des premiers ministrables barrés d'une grande croix rouge, les manifestants ont désormais un nouveau cri de ralliement: "Halboussi, Barham, votre tour est venu".
Dimanche, les autorités n'ont pas cessé de se renvoyer la balle. La Cour suprême, que M. Saleh avait saisie pour délimiter la majorité parlementaire, lui a renvoyé le dossier, laissant toutes les options ouvertes.
M. Saleh a alors une nouvelle fois demandé au Parlement --le plus éclaté de l'histoire récente de l'Irak-- de désigner sa "plus grande coalition", la seule autorisée à proposer un candidat pour diriger le gouvernement.
- Qui a la plus grande coalition? -
M. Saleh a demandé des explications car il a déjà reçu trois réponses: les pro-Iran qui affirment avoir coalisé assez de partis au Parlement pour présenter M. Souheil, la liste du leader chiite Moqtada Sadr qui se dit "la plus grande coalition" car elle est arrivée en tête aux législatives de 2018, et une troisième lettre, énigmatique, qui indique que la "plus grande coalition" est celle qui a nommé le Premier ministre démissionnaire Adel Abdel Mahdi... qui n'avait été officiellement désigné par aucune coalition!
Pendant que les politiciens s'échangent des missives officielles, les manifestants -pour beaucoup des étudiants- hurlent par milliers leur lassitude face à des dirigeants "corrompus", "incompétents" et qu'ils accusent maintenant de "procrastiner".
Au-delà des arrangements avec les formules et les délais constitutionnels, habituels en Irak, les protestataires qui dénoncent la mainmise de l'Iran sur Bagdad conspuent également M. Souheil.
"C'est ça qu'on refuse: le contrôle iranien sur notre pays", s'emporte Houeida, étudiante de 24 ans.
- Un homme "intègre" -
Pour la formation du gouvernement, Téhéran a envoyé son puissant émissaire pour les affaires irakiennes, le général Qassem Soleimani, et un dignitaire du Hezbollah libanais pour négocier avec les partis sunnites et kurdes, nécessaires aux chiites --auxquels revient de fait le poste de chef de gouvernement-- pour obtenir la majorité au Parlement.
M. Halboussi, un sunnite, a d'ailleurs discuté dimanche à Erbil "de la succession de M. Abdel Mahdi", selon la présidence du Kurdistan autonome.
Face au pro-Iran, le président Saleh a encore une carte en main: la Constitution l'autorise à décréter le poste de Premier ministre vacant et à l'occuper de fait.
"Des centaines de martyrs sont tombés et ils ne tiennent toujours pas compte de nos revendications", abonde Mouataz, étudiant de 21 ans. "On veut un Premier ministre intègre, mais ils nous ramènent un corrompu comme eux qui va les laisser continuer à nous voler". Depuis 2003, la corruption a englouti plus de la moitié des revenus du pétrole du pays, deuxième producteur de l'Opep.
Après près de trois mois d'une révolte inédite parce que spontanée, des militants assassinés et des dizaines d'autres enlevés par des "milices" selon l'ONU, "la révolution continue", lance un manifestant à Diwaniya.
Dans cette ville du sud, les protestataires ont fermé les administrations, y installant des banderoles "Le pays est en travaux : veuillez excuser cette perturbation".
Preuve que la pression de la rue est inédite : le grand ayatollah Ali Sistani, qui passe pour avoir fait et défait tous les Premiers ministres depuis 2003, se tient à l'écart.
Car plus rien n'arrête la rue, prévient Houeida: "il faut que l'Irak redevienne irakien et si le président ne nous aide pas, on le dégagera lui aussi".
AFP