Les relations entre la société Kinross et la Mauritanie datent de plus d’une décennie dans le cadre de l’exploitation de la mine d’or de Tasiast et les nouvelles péripéties de la conclusion de l’accord relatif à la nouvelle mine Tasiast Sud. En 2017, la Mauritanie a produit 12 millions de tonnes de minerai de fer ; 9 tonnes d’or et 28.000 tonnes de cuivre. Avant de présenter les enjeux de la nouvelle exploitation, il convient de rappeler que les activités minières ont représenté 8,4% du PIB en 2018, répartis comme suit : minerai de fer (3,5%) ; Or et cuivre (4,9%). Cette faible valeur ajoutée du secteur minier est liée à une insuffisante valorisation (inexistence d’industries de transformation métallurgique sur le sol national). Il en résulte des retombées limitées et une grande vulnérabilité par rapport aux prix internationaux des minerais.
Si l’exploitation du minerai de fer a été réalisée depuis le 28 novembre 1974 à aujourd’hui par une compagnie nationale (SNIM) dont les capitaux sont majoritairement publics (78,35%), les mines d’or et de cuivre ont été mises en valeur par le capital étranger avec une part marginale de l’Etat mauritanien (5 à 10%).
Forts de l’expérience des dernières décennies, quelles leçons peut-on tirer pour éclairer les décisions pour le futur et par conséquent les choix optionnels : une exploitation publique des minerais, une mise en attente ou la poursuite de l’accueil de l’investissement direct privé et dans quelles conditions ?
L’expérience de la SNIM
L’analyse des états financiers et des résultats nets montre que ses performances sont exclusivement liées au cours du minerai de fer et peu aux efforts internes d’adaptation et de prévision. En effet, dans un contexte où les fluctuations des prix sont cycliques, la SNIM a clairement manqué de vision, et de bonne gouvernance notamment au cours de la période 2009-2014. Elle aurait dû accumuler de la trésorerie en prévision des périodes de baisse des cours. D’aucuns(3) pensent qu’au lieu de diversifier ses investissements dans l’industrie de transformation ferroviaire ou dans d’autres secteurs porteurs, pouvant l’aider à confronter l’éventualité très probable de la baisse des prix au niveau international, elle a plutôt servi de vache à lait au pouvoir politique, qui l'a utilisée à tout-va et pour des projets pas nécessaires du tout, comme ce nouvel aéroport international (4), ou l'achat d'avions pour la Mauritania Airlines (5).
L’analyse des séries statistiques montre de forts soupçons de captation de la rente minière par les élites et ce à travers : (i) des relations croisées ambigües entre l’Etat et la compagnie minière ; (ii) un interventionnisme excessif qui va au-delà des métiers miniers ; (iii) un système de commercialisation insuffisamment transparent et inefficient ; (iv) des procédures de contrôle inappropriées ; (v) une gestion des ressources humaines inefficiente (déconnexion entre niveau de la production, la productivité, les effectifs et les frais de personnel, des promotions opaques, démotivation des compétences , un climat social perturbé…).
Parmi les dysfonctionnements souvent cités et qui entravent le bon fonctionnement de la société figurent : i) le manque de planification, à tous les niveaux (production, chemins de fer et maintenance.), ii) le déficit de transparence, iii) les insuffisances de suivi et de contrôle des projets et iv) quelquefois la mauvaise gestion des ressources.
Les données statistiques montrent que : (i) la production vendue par la Snim au cours de la période 2000-2015 a peu évolué avec une faible amplitude (3,5), quasiment une ligne droite alors que les effectifs permanents ont augmenté, reflétant le déclin de la production moyenne par employé permanent () et (ii) le coût unitaire (par tonne) a continuellement progressé, reflétant une faible compétitivité par rapport aux concurrents sur le marché mondial du minerai de fer (). Pourtant, la Snim avait pour objectif d’augmenter sa production annuelle de 4 millions de tonnes à partir de 2013, pour atteindre 18 millions de tonnes en 2014 et 25 millions à l’horizon 2018. On en est bien loin. Par contre, l’endettement de la SNIM a considérablement progressé.
Au-delà des risques que fait peser la dette « passive » koweitienne, il est surprenant que le volume de la dette active de la Snim ait suivi la même trajectoire que le chiffre d’affaires : plus elle fait de recettes (2009-2013), plus la Snim s’endette pour des résultats qui aujourd’hui ne sont pas encore perceptibles (le niveau de production n’a pas évolué). En effet, de 2001 à 2009, la Snim était faiblement endettée (59,4 milliards de MRO en 2005). A partir de 2010, la dette a considérablement progressé pour culminer à 229 milliards de MRO en 2013. Elle a donc été multipliée par près de quatre au moment où les les prix du minerai de fer ont explosé et le chiffre d’affaires de la Snim multiplié par quatre par rapport à 2005 !
Pourtant, les investissements et l’endettement qui leur sert de fondement n’ont pas donné de résultats tangibles au-delà d’une légère augmentation de la production en 2013 et 2014 (13 millions de tonnes vendues) mais celle de 2015 est inférieure à celle de 2007. Il est dès lors permis de se demander si le choix des investissements et l’accélération du rythme d’endettement ne sont pas liées à des phénomènes de capation de la rente minière pas les élites dirigeantes et leurs alliés au moment où les réserves minières s’épuisent inéxorablement.
La trajectoire décrite plus haut incite-t-elle à confier à la SNIM l’exploitation d’autres gisements (or ou cuivre) dans un contexte politique, économique et social qui a si peu évolué?
L’expérience TMLSA(5) (TASIAST)
Certes, la mine d’or de Tasiast compte parmi les plus importantes d’Afrique mais depuis son acquisition en 2010 par Kinross, celle-ci prétend perdre de l’argent sous prétexte que l’exploitation de la mine exige des investissements élevés qui mettent longtemps à être rentables, en plus de la construction de routes et de production d’énergie et d’une cité minière dans un environnement hostile.
Le contrat en cours permet à Kinross (TMLSA) d’extraire 5 millions d’onces jusqu’en 2029. En contrepartie, la Mauritanie a perçu 580 millions de dollars de redevances, taxes et impôts qui ont apporté à l’État 5,5 % de ses recettes entre 2011 et 2017 en plus de 1,6 milliard de dollars versés à des entreprises sous-traitantes (235 fournisseurs et prestataires). En outre, 95 %, des emplois sont mauritaniens (environ 3800 salariés nationaux) avec 20 millions de dollars de salaires bruts versés au cours de la même période (données de TMLSA).
Par contre, la montée vertigineuse des prix n’a pas profité à la Mauritanie dans la mesure où les contrats n’incluent pas d’imposition sur les superprofits réalisés. En effet, Tasiast a réalisé entre 2010 et 2019, un profit vertigineux d’environ 1 000 à 1300 USD par once d’or vendue. Le prix de vente de l’once sur le marché international a évolué de 1 400 USD à près de 1 800 durant cette période. Le prix de revient (investissements et exploitation) est de l’ordre 400 USD par once selon les rapports de Tasiast disponibles sur le site Internet de Red Back Mining (société mère de TMLSA). La différence entre ces deux chiffres permet de confirmer que le bénéfice net est nettement supérieur à 1000 USD par once.
La question que l’on peut légitimement se poser est : qui sont les heureux fournisseurs et prestataires qui ont bénéficié de cette manne qui a dépassé par moments le chiffre d’affaires de la SNIM ? La transparence voudrait qu’ils soient connus et suivant quelles procédures ont-ils été « élus » ? A ce propos, la compagnie a fait l’objet d’investigations de la SEC en 2014, à la suite d’un rapport de l’ONG canadienne Mining Watch et de l’association française Sherpa.Il semble que l’enquête n’a pas eu incidence sur les activités de Kinross en Mauritanie.L’avertissement de la SEC aurait tout de même débouché sur la relève de certaines personnes et Kinross a promis d’améliorer la transparence et les procédures de contrôle de ses opérations…
Constats :
1. L’Etat mauritanien n’a reçu aucun dollar des transactions qui ont eu lieu en 2010 entre Sphère Minerals et Xstrata (500 millions USD) ni de celle qui a eu lieu entre Tasiast et Kinross (plus de 4 milliards USD) contrairement à ce qui se pratique ailleurs où les plus-values de cession d’actif à 30% sont taxées.
2. L’audit périodique des comptes des sociétés minières, pourtant prévu par les contrats miniers, n’a pas été mis en vigueur ou n’a pas été rendu public. En effet, on sait que les charges d’exploitation et les amortissements des divers investissements peuvent être surestimés, à volonté par les compagnies, pour minimiser les résultats et payer un faible impôt sur le bénéfice. A-t-on le droit, la volonté et les moyens d’estimer les coûts directs d’extraction et de traitement ? D’aucuns se demandent si le chiffre de 400 USD annoncé par TMLSA dans ses différents rapports comme étant son coût technique par once est fondé ? Selon certaines informations, dans les mines d’or à ciel ouvert (comme Tasiast), il serait de l’ordre de 150 UD/once. Autant de questions qui méritent d’être tirées au clair.
3. Ceci montre l’impérieuse nécessité pour les pouvoirs publics de suivre de très près les comptes financiers des compagnies, notamment leurs coûts déductibles et le profil des auditeurs avec obligation de publier les rapports annuels. L’impunité de fait dont jouissent certains commissaires aux comptes et auditeurs devra être prise en considération.
Les options pour l’exploitation de Tasiast Sud
1. Il est clair que la gestion des compagnies minières par l’Etat à travers l’expérience de la SNIM montre que ce n’est pas en soi un gage de bonne gestion et de meilleures retombées sur l’économie sans entrer dans les questions de principe (l’Etat n’a pas pour vocation de gérer les entreprises commerciales). Pourtant, on peut en débattre d’autant plus que la SNIM a pu équilibrer ses comptes et continuer à avoir les mêmes retombées au cours des périodes où le prix du minerai de fer était au plus bas et enregistrer des bénéfices en cas de hausse des prix du minerai de fer. La nature de la gouvernance de l’Etat mauritanien joue un rôle déterminant dans les performances de l’entreprise. S’il n’existe pas de volonté politique réelle de ne pas interférer dans la gestion, de laisser cultiver l’esprit et la culture d’entreprise et de pourvoir les conseils d’administration y compris l’ADG, de personnes compétentes et intègres, les résultats seront désastreux pour la collectivité nationale. Il faudra en outre imposer un système de contrôle interne et externe performant (accorder une attention particulière à la qualité et au profil des auditeurs internes et externes). Dans le cas contraire, le recours au capital et à la technologie étrangère s’impose d’autant plus que la productivité pourrait être plus élevée avec l’espoir d’un transfert de technologie.
2. Le projet de contrat avec Kinross pour TASIAST Sud est l’option qui mérite plus de développement étant donné l’existence d’un projet dont les grandes lignes sont désormais connues.
3. Kinross obtient une licence d’exploitation pour trente ans (Tasiast Sud) qui permet de doubler la capacité de son usine de traitement sur le site et repousser l’épuisement du gisement actuel.
4. Pour sa part, la Mauritanie obtient la révision de la méthode de calcul de la redevance qui va dorénavant être basée sur l’évolution du cours de l’or. Ce nouveau calcul fait passer le taux de redevance de 3 % à 6 % au prix actuel, plafonné à 6,5 %(6) si le cours dépasse le seuil de 1 800 dollars l’once. En outre l’État obtient « gratuitement » 15 % de la nouvelle mine de Tasiast Sud, avec une option d’achat de 10 % supplémentaires. TMLSA s’engage à renforcer le contenu local de l’approvisionnement et à « mauritaniser» le personnel. Enfin, le gouvernement a obtenu la présence de deux observateurs au conseil d’administration de TMLSA, en plus d’un administrateur et un observateur au sein du conseil d’administration de la structure de gestion de Tasiast Sud.
5. S’agit-il d’un recul par rapport à l’accord en vigueur ? Non mais peu de « progrès » sinon, un « intéressement » mesuré en cas de hausse aléatoire et plafonnée des prix de l’or et 5% du capital par rapport à TMLSA (10%) en application du code minier de 2009 ; ce qui confère une présence légitime au conseil d’administration. Pour le reste, les promesses de Kinross valent ce que valent la confiance et la capacité de mesurer leur niveau de réalisation (contenu local et mauritanisation)(7). Les 25 millions de dollars étant largement « compensés » par la reconnaissance de dettes envers TMLSA et dont le remboursement a été échelonné. Ce dernier aspect mérite d’être clarifié à l’opinion publique sur la base d’une étude croisée, du rapport d’une commission gouvernementale ?
6. On comprend bien qu’un Etat comme un individu doit respecter ses engagements clairement mentionnés dans les accords et conventions établies s’il veut être crédible mais le contentieux fiscal n’a pas à y figurer (mélange des genres). Il doit être traité selon les procédures en vigueur pour tous les opérateurs économiques.
7. Une autre option est de s’abstenir provisoirement d’exploiter le gisement en attendant de réunir de meilleures conditions et se placer dans une perspective stratégique à moyen terme et s’y préparer. Cette option devra s’accompagner de la réorganisation/sécurisation de l’orpaillage et de la petite mine. A titre d’exemple, à Gleib N’Dour, on extrait environ 20 grammes par sac de 50 kg au moment où l’extraction chimique permet d’obtenir 2 grammes par tonne. D’ores et déjà, on estime que la production des orpailleurs vendue à la BCM représente environ une tonne par an soit le cinquième ou sixième de la production de TMLSA et donne du travail à près de 20 000 nationaux.
Deux poids, deux mesures ?
La junior canadienne Algold Ressources bénéficie pour le moment d’un meilleur traitement que TMLSA. La durée de son permis de recherche sur la zone de Tijirit aurait été prolongée. Les forages promettent un gisement capable de produire 100 000 onces d’or par an avec des coûts de l’ordre de 800 dollars l’once et un effectif de 800 employés. Le capital d’Algold est détenu à concurrence de 25% par la partie mauritanienne (15% par l’Etat et 10% par la société Wafa Holding).
Conclusions
1. Dans le contexte actuel, il est compréhensible que l’Etat, qui est devant des choix difficiles, penche vers la continuité de l’exploitation de la mine Tasiast Sud par le même opérateur d’autant plus que les retombées du gaz se font attendre (2023 ?) et que les cours des autres minerais sont incertains. Delà à minimiser les atouts d’une mine à ciel ouvert et un minerai qui va servir de plus en plus de valeur refuge (cours orientés vers la hausse), il y a un pas qu’il n’est pas nécessaire de franchir dans la précipitation.
2. Au-delà des questions de profit, de rentabilité des investissements et des retombées économiques, les risques environnementaux et sanitaires doivent constituer la préoccupation majeure des pouvoirs publics. Se sont-elles donné les moyens et outils pour une exploitation responsable des ressources minières, aurifères en particulier ?
3. La lecture des débats publics sur la gestion des ressources minières en général et de l’or en particulier montre des quiproquos et des malentendus aggravés par les déficits de communication à la fois des pouvoirs publics et des compagnies minières. Les sites internet sont généralement pauvres en information de qualité et répondent rarement aux questions que se pose à tort ou à raison une opinion publique souvent manipulée par des acteurs dominants et sans scrupules.
4. En particulier, on constate par le passé, peu de publicité pour les Appels d’offres et quand elle est faite, c’est sur les sites des compagnies et non sur ceux qui ont une portée de diffusion plus large. En outre, les temps impartis sont généralement si courts qu’il faut être « initié » pour répondre dans les délais en plus de mille autres artifices pour retenir les « bons » candidats…
5. Les pouvoirs publics,sous le regard vigilant de la société civile doivent veiller à cela, constituer des recours effectifs et adopter une stratégie minière cohérente avec des objectifs précis dont notammentle développement d’un contenu minier favorable à la lutte contre la pauvreté et au développement durable.
(1) Sauf indications contraires, toutes les données utilisées ici sont issues de documents officiels
(2) L’auteur a soutenu un troisième cycle sur « l’exploitation minière et ses effets sur l’économie mauritanienne »
(3) Mohamed Saleck Ould Heyine, ancien ADG de la SNIM (1984-2005) in MOZAIKRIM
(4)Il s’agit en réalité d’un prêt de 15 milliards de MRO porteur d’intérêt de 8%. La SNIM est actionnaire et sa trésorerie a servi à payer le prix des avions pour le compte de la compagnie aérienne.
(5)Tasiast Mauritanie Limited S.A.
(6) La plupart des conventions africaines en vigueur plafonnent ce chiffre à 5% mais il est difficile de comparer étant donné l’existence ou non d’autres clauses qui limitent la portée de cet indicateur. En réalité, il faudrait effectuer une évaluation plus globale au cas par cas.
(7) L’appui annuel de 50 millions MRU au secteur minier aurait dû être versé directement au Trésor pour éviter toute relation équivoque avec la compagnie…
lecalame.info