Lo Gourmo Abdoul: Il s'agit là apparemment de l'un des principaux arguments de mes confrères défenseurs de l'ancien Chef de l'Etat, M. Mohamed Ould Abdel Aziz. Pour mettre un frein à la procédure en cours contre leur client, il faut démontrer qu'à la base, c'est la Commission d'enquête parlementaire elle-même qui serait de constitution illégale et donc, par voie de conséquence, le rapport accablant qu'elle a établi. Ils essaient de le faire par tous les moyens de droit possible y compris les plus étranges et les plus inacceptables. Car quel juriste pourrait dire que tout ce qui ne figure pas dans la constitution est invalide en droit, "nul et non avenu" ? Si c'était le cas, c'est l'Etat lui-même qui n'existerait pas- du moins sous la forme que nous lui connaissons. Il n'y aurait pas d'organes judiciaires de la justice ordinaire, y compris le plus élevé d'entre eux, à savoir la Cour Suprême; il n'y aurait pas de Barreau donc pas d'avocats puisque la constitution n'en pipe mot; il n'y aurait ni IGE ni Cour des Comptes dont les rapports seraient donc jetés aux orties suivant cette bizarre doctrine etc... Il n' y aurait presque rien. Juste un désert institutionnel.
La plupart des constitutions des pays qui se sont inspirées du droit français (avant la reforme de 2008 en France) comme nous, ne disent strictement rien sur les Commissions d'enquête parlementaire. Pour la plupart d'entre elles, c'est par voie législative que ces commissions parlementaires sont prévues (règlement de l'Assemblée). Dans notre pays, elles furent instituées dans le cadre de la "normalisation" des institutions, par l'ordonnance n° 92-023 1992 relative au fonctionnement des Assemblées parlementaires, en son article 11. Ce dernier n'a jamais été modifié sur ce point depuis.
Enfin, mes confrères doivent se rappeler que le règlement de l'Assemblée tout comme les lois organiques sont d'office et a priori, examinées et contrôlées par le Conseil Constitutionnel. Or la validité de cet article 11 du règlement portant création des commissions d'enquête n'a jamais été mise en cause par ce conseil.
Il n'est pas besoin d'aller plus loin. Cet argument ne tient pas la route et il est étonnant que le Collectif des avocats de l'Ancien Chef de l'Etat puisse insister sur cette grave erreur juridique...
La question que l’on se pose aujourd’hui est de savoir devant quel tribunal l’ancien président pourrait être éventuellement jugé, si la police économique décide de transmettre le dossier à la justice ou que l’Assemblée Nationale se décide à mettre en place la HCJ. Une hypothèse que votre collègue exclut dans la mesure où l’ancien président de la République est protégé par la Constitution. Est-ce à dire que l’ancien président ne peut être jugé dans aucun cas pour les faits qui lui sont reprochés ? Que répondez-vous aux nombreux mauritaniens qui, devant les lenteurs constatées, une année après la création de la CEP, commencent à douter ?
Mes confrères, en multipliant les incongruités juridiques, veulent donner l'illusion d'une impasse dans laquelle le dossier se trouverait dès le départ, avec la prétendue inconstitutionnalité de la Commission d'enquête, la pseudo incompétence des juridictions ordinaires et, demain, l'impossibilité de toute saisine de la Haute Cour par un autre subterfuge qu'ils trouveront. En vérité, la compétence des juridictions est déterminée par la qualité des personnes concernées et la nature des actes pour lesquels elles se retrouvent en justice. Pour le Chef de l'Etat, c'est la constitution qui prévoit en son article 93 les conditions dans lesquelles il peut être jugé, les juges compétents, la nature des actes susceptibles d'être cités contre lui et les conséquences juridiques qui en résultent. La responsabilité en droit du Président de la République, ayant agi en tant que tel, c'est à dire qui a accompli des actes "dans l'exercice de ses fonctions" ne peut être engagée (quand il aura quitté le pouvoir par exemple) que si les actes en question sont qualifiables " de haute trahison". Et si c'est le cas, alors il n'y a qu'une seule instance compétente : la Haute Cour de justice. Mais qui décide que tel ou tel acte est un acte de trahison? La réponse: C'est l'Assemblée Nationale. C'est elle qui va le mettre en accusation, par un vote au scrutin public, à la majorité absolue des membres qui la composent. Cela veut dire que tout acte que l'Assemblée aura considéré comme un acte de haute trahison, entraînera immédiatement la compétence de la Haute Cour. La seule limite dans cette compétence souveraine du Parlement est celle imposée par cet article 93 à savoir qu'il doit s'agir " des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions". Tout acte non accompli dans ce cadre est un acte "privé" qui sort de la justice d'exception que constitue la Haute Cour pour relever nécessairement de la justice ordinaire. Il est évident que pour une gifle, un refus de payer son électricité, un homicide commis ou commandité contre quelqu'un à titre de règlement de compte personnel, un trafic d'influence, un acte de corruption ou de détournement d'un bien, une violation d'obligations familiales etc... autant d'actes clairement détachables de sa fonction présidentielle, l'Assemblée ne pourrait, sans se disqualifier, considérer de tels actes comme de Haute trahison, relevant de la seule compétence de la Haute Cour. L'un des ex avocats de l'ancien Chef de l'Etat l'avait d'ailleurs admis. Il en résulte qu'un ancien Chef de l'Etat est soumis à une double justice : une justice d'exception pour les actes rattachés à la fonction présidentielle au moment où il l'exerçait et la justice ordinaire, pour tous les autres actes que l'assemblée n'aura pas transmis ( suivant la procédure prévue) à la Haute Cour comme actes de Haute trahison. De sorte que rien n'empêche que l'ancien Chef de l'Etat puisse être accusé simultanément devant la Haute Cour pour des actes de haute trahison et devant les juges ordinaires pour des actes détachables de la fonction de Président, par leur nature même. A l'Assemblée Nationale de trancher dans le premier cas et au parquet et juge d'instruction de le faire pour le second cas...
Pour "les lenteurs" du dossier et à l'impatience compréhensible qu'elle provoque dans une opinion travaillée par les rumeurs les plus folles, je peux seulement dire que le temps de la justice n'est pas nécessairement le temps ordinaire. Les dossiers de cette nature, par la qualité des acteurs, leur nombre et la complexité des méandres juridiques pourraient expliquer cette apparente lenteur. Au stade actuel de la procédure (enquêtes préliminaires de police des crimes économiques), je ne peux rien dire de plus. Il faut espérer que tout cela puisse se dénouer vite, dans le respect des droits des personnes concernées et dans l'intérêt de la collectivité.
Face aux convocations et gardes à vue, la défense d’Ould Abdel Aziz a parlé de « frustrations » et de « harcèlement » contre son client. Elle dénonce une « réquisition » au lieu d’une « convocation » de l’ancien président ; elle constate même que seul sur plus de 300 personnes citées dans la CEP, seul son client est ciblé par l’enquête. C’est une justice de deux poids, deux mesures, disent ses avocats et ses proches. Et l’opinion n’est pas loin de partager cet avis. Votre réaction ?
La Défense fait feu de tout bois et elle est dans son rôle. Si elle pense qu'il y'a des règles de procédure qui ont été violées à l'encontre des intérêts de son client, son devoir est de porter l'affaire...devant la justice et que tout le monde voie le sérieux de leurs reproches. Mais engager des actions de pure portée médiatique décrédibilise de telles accusations. Par ailleurs, si comme ils le disent, 300 personnes ont été citées dans le rapport de la CEP, cela ne signifie évidemment pas qu'elles sont toutes à convoquer et à juger. Tout dépend de ce qui leur avait été reproché au départ et des éclaircissements qu'elles ont bien voulu apporter devant la Commission. Peut-être que cet argument aurait été de bien plus grande portée, si leur client avait bien voulu venir s'expliquer : une première fois devant la CEP et une deuxième fois devant la Police criminelle économique... C'est son droit de se taire bien sûr. Mais son silence n'est pas un argument juridique.
N'avez vous pas le sentiment que l’Assemblée nationale a outrepassé son rôle dans ce dossier et ne redoutez vous pas que son action ne vienne fragiliser les institutions de la République, comme dit la défense. L’Assemblée nationale n’aurait-elle pas le pouvoir de contrôle sur la gestion des finances publiques?
Jamais, dans l'histoire de nos institutions, l'Assemblée n'a joué autant son rôle que dans cette période où ses membres ont su prendre en charge une des parties les plus significatives de leur fonction: le contrôle des comptes et des finances, la vérification des conditions dans lesquelles certains actes ont été posés durant la décennie écoulée... La question est celle de savoir est-ce que c'est la nouvelle réalité installée dans le parlement ou est-ce que ce ne serait qu'un feu de paille... Il est évident que la CEP a redoré le blason de l'Assemblée et réajusté quelque peu ses rapports avec les autres pouvoirs, pour plus de crédibilité des uns et des autres. Mais il reste encore un long chemin avant que tout cela ne rentre dans nos mœurs politiques et institutionnelles.
Le collectif de défense de l’Etat va aider à traquer et à recouvrer les biens détournés. Où en êtes-vous avec cette traque « de biens mal acquis » ?
Les dossiers sont dans la phase d'enquêtes préliminaires de police. Il faut d'abord qu'éclate la vérité judiciaire des détournements, que ces dossiers soient déposés devant le juge d'instruction; que ce dernier décide de poursuivre et que des juges soient saisis pour juger. Après cela pourrait se poser la question de la poursuite éventuelle des biens mal acquis.. L'expérience dans le reste du monde prouve cependant que plus le temps passe et plus les biens sont susceptibles d'être blanchis, reblanchis etc...
Dans un communiqué publié, il y a quelques jours, le collectif de défense d’Ould Abdel Aziz a accusé le premier ministre d’avoir évoqué, devant le Parlement, un dossier en cours d’instruction. C’est suffisant pour parler d’interférence de l’Etat dans ce dossier ?
Les dossiers ne sont pas "en cours d'instruction" au moment où je vous réponds mais dans la phase policière d'enquête préliminaire. Le parquet et toutes autres autorités de l'Exécutif ( y compris le Premier Ministre) peuvent parfaitement donner des indications sur la phase dans laquelle ces dossiers se trouvent, sans bien sûr rien révéler sur le contenu des rapports ou sur les pièces en examen... L'opinion a le droit de savoir où est-ce qu'on en est. Ni plus ni moins.
Que répondez-vous à ceux disent que bon nombre d'avocats n'ont pas de place dans le collectif de défense de l'Etat, ils y seraient allés comme à la "mangeoire"?
C'est une grande bêtise que de dire qu'un avocat va à une procédure comme à une "mangeoire". C'est valable aussi bien pour les avocats de la Défense que ceux qui pourraient être amenés à plaider pour l'Etat. Il est vrai que face à une réalité qu'il est difficile de cacher concernant l'incroyable gravité des crimes économiques pointés par la CP, certains ne trouvent rien à dire qu'à insulter ou à désinformer par les accusations gratuites ou la diffamation. Les Etats comme toutes les personnes physiques ou morales ont le droit de prendre les avocats de leur choix, en nombre et en qualité qu'ils veulent. Tout le reste importe peu.
Ôtons maintenant la robe d'avocat et parlons politique, si vous le voulez bien. Le dialogue politique inclusif constituait jusque-là, une grosse pomme de discorde entre le président Ghazwani et les partis politiques de l’opposition. Le premier parle de « larges concertations », de « dialogue social » et son ministre de l’intérieur a déclaré que la Mauritanie n’est pas en crise pour convoquer un dialogue politique. Mais, depuis quelques jours, les choses sont en train de bouger, les partis politiques représentés au Parlement ont produit une feuille de route pour le dialogue, laquelle sera envoyée au gouvernement pour décider. Qu’est-ce qui a décidé le président Ghazwani à changer son fusil d’épaule ? Pensez-vous qu’on va vers un dialogue politique inclusif alors que d’autres partis politiques restent en rade et que le principal parti de l’opposition démocratique, à savoir Tawassoul ne semble pas enthousiaste ?
Il n'y a jamais eu une fin de non-recevoir de la part du Président Ghazouani, à la demande de "Dialogue" de l'Opposition. Il a estimé, comme à sa suite d'autres membres du Gouvernement et comme ce fut le cas sous feu Sidi Ould Cheikh Abdallahi par exemple, qu'il est prêt à engager une "concertation" et non un "dialogue", étant donné la connotation de crise politique ouverte à laquelle renvoie ce terme de dialogue et aussi les déboires politiques qui accompagnèrent son usage durant la dernière décennie. Le Ministre de l'Intérieur l'a exprimé avec plus de vigueur, sans remettre en cause la disposition du Chef de l'Etat à voir se poursuivre leur politique de "concertation". L'opposition n'a pas voulu que ce débat sémantique prenne le pas sur l'essentiel: l'acceptation, en dehors de toute confrontation et pression, de discussions entre le pouvoir et l'opposition, en rapport avec tous les acteurs concernés, sur les grandes questions qui altèrent la vie politique, l'unité nationale, la cohésion sociale, le progrès et le développement durable du pays. C'était cela le sens même du dialogue tel qu'elle l'entendait. Cela coïncidait exactement avec le sens des "concertations" préconisées par le Chef de l'Etat. Aussi ce qui pouvait être dans un autre contexte un obstacle rédhibitoire, fut vite dépassé et les partis conclurent la feuille de Route en utilisant indifféremment les mots "dialogue" et "concertation". Comme entendu plus haut, ils sont donc interchangeables. Quant au "Dialogue social" il n'a jamais été évoqué au cours des discussions entre les partis!
C'est le lieu de dire ici que, personne n'a été exclu de l'initiative lancée en aout 2020 par une Déclaration signée par les partis parlementaires membres de la coordination qui avait été constituée dans le cadre de la lutte contre le covid 19. Tawassoul et l'AJD/Mr ont préféré mettre fin à leur participation au sein de cette coordination et n'ont dès lors pas assisté aux discussions et travaux ayant abouti après plusieurs mois, à la conclusion de la feuille de route que vous évoquez et à la Déclaration des 14 partis qui l'accompagne. Tawassoul lui-même a élaboré, pour sa part, un document qu’il a distribué et qui donne sa position à propos du dialogue. Il va de soi que tout cela est en soi convergent. Il n' y a aucune raison pour que les deux partis hors coordination et tous les autres d'ailleurs ne joignent leurs efforts dans la même direction étant donné que, par définition, ce dialogue-concertation est inclusif. Je ne doute pas qu'il en sera ainsi en définitive, dans l'intérêt supérieur du pays.
De l’avis des observateurs, les thèmes retenus dans la feuille de route sont très « bons » et « pertinents ». Pensez-vous le dialogue en vue sera différent des dialogues passés ? Et qu’attendez-vous de celui-là ?
Le dialogue attendu et pour la réussite duquel tout le monde devrait se mobiliser est déjà différent de tous ceux qui se déroulèrent ou furent tentés dans le pays au cours de la décennie écoulée. Il ne rappelle à certains égards, que les concertations menées sous Feu Sidi Ould Cheikh Abdallahi. Sa portée pourrait être plus grande encore, compte tenu du contexte dans lequel il se déroule et des enjeux évidents qu'il porte. Ce qui en est attendu c'est de corriger les principales faiblesses du système politique et économique, consolider l'unité nationale et la cohésion sociale, assurer une meilleure gouvernance du pays, créer les conditions nécessaires pour sortir le pays de ses archaïsmes et l'élever à la hauteur d'une nation moderne, vivant suivant nos valeurs propres, digne et respectée par tous.
Propos recueillis par Dalay Lam