À la veille d’une élection présidentielle « cruciale », pour certains, rédemptrice pour d’autres, et que chacun des candidats à la magistrature suprême rêve triomphale, peut-être est-il sage d’aborder l’examen du contexte, des enjeux et des acteurs de la confrontation par ses aspects les plus dérisoires. La Mauritanie est assurément un pays atypique. Non parce qu’il se proclame islamo-arabo-africain – Djibouti, le Soudan, la Somalie ou les Comores peuvent également prétendre à ces titres supposés flatteurs - mais parce qu’il détient un nombre impressionnant de records (non homologués) dans des domaines insolites ou inattendus
Un ami à l’esprit facétieux affirme que la Mauritanie est, dans le monde, le pays qui détient la plus forte densité de boutiques et de mosquées au kilomètre carré, ainsi que la plus forte concentration de personnes prétendant à une ascendance prophétique) ; qui a le pourcentage le plus élevé de citoyens d’ascendance servile par rapport à sa population globale ; celui où le nombre de généraux croît quinze à vingt fois plus vite que l’effectif de ses forces armées (aucun en 2006 ; trois en 2008 ; une cinquantaine, en 2019. Et, surtout, hormis quelques brillantes exceptions, une élite intellectuelle (universitaires, oulémas, érudits) vautrée dans la médiocrité, servilement alignée derrière tous les pouvoirs, et ne cultivant avec ardeur que l’art rémunérateur de la flagornerie et des génuflexions.
Le portrait est caricatural, mais il résume avec quelque fidélité un pays musulman pris, depuis deux décennies, dans une frénésie de « ré-islamisation » intolérante ; et des communautés ethniques ayant en commun des caractéristiques peu conformes aux canons de la modernité sociale, mais qui leur donne une homogénéité sociologique qu’elles se refusent encore à admettre.Il s’agit de sociétés patriarcales structurées en une pyramide d’ordres hiérarchisés qui déterminent le statut de chaque individu ; de sociétés ayant eu un long passé d’esclavage, et qui continuent d’entretenir avec lui une sorte d’intimité trouble et complexée ; de sociétés qui, en dépit de quelques nuances, confinent les femmes dans un statut d’inférieures soumises à l’autorité des hommes.
Des mutations plus ou moins profondes (sédentarisation, exode rural, urbanisation rapide, économie de marché) remodèlent ce paysage, et font surgir de nouvelles connexions socioéconomiques et des modes de pensée et d’action inédits. Face à l’immuabilité de l’ordre ancien des hiérarchies verticales, des univers nouveaux se déploient au cœur des villes, et s’engagent dans des mouvements de déconstruction intellectuelle et de contestation politique de la société et de l’Etat (émeutes contre l’état civil, en 2011 et 2012, cas M’Kheïtir, affaire des blogueurs, etc.). Pour l’instant, le rapport de forces reste inégal ; les dynamiques contestataires restent contenues aux marges de la société « responsable », et leur élan est freiné par la persistance, jusqu’en leur sein, des perceptions identitaires et des solidarités grégaires.
Président des pauvres
Les pays et les sociétés ont souvent d’étranges parcours. Celui de la Mauritanie ressemble à une « inarrétable » descente aux enfers. Après la sombre période d’instabilité violente des années 86-90, marquées par la répression, les déportations et les massacres de civils et de militaires négro-africains, la Mauritanie a connu une longue phase de stabilité négative dont les principaux traits sont, sous une apparence de fonctionnement démocratique, la soumission de l’appareil d’État aux injonctions de l’alliance de la haute hiérarchie de l’armée et de certains segments des milieux d’affaires, l’accaparement des ressources de la nation par une camarilla tournoyant autour d’un unique maître du jeu, acteur central d’un système de prédation porté à un rare degré de voracité : bradage du patrimoine foncier et immobilier de l’État (écoles publiques, terrains de l’école de police, de la télévision nationale) ; aliénation d’infrastructures stratégiques (Port autonome et aéroport de Nouakchott ; hypothèque de ressources minières (mine de F’derick) ; spoliation de terres et recolonisation agricole, au profit de pays occidentaux et d’émirats du Golfe.
De l’aveu même des institutions officielles chargées d’évaluer leur impact, les politiques et plans d’urgence initiés par le gouvernement ont « plutôt favorisé l’accroissement des marges des commerçants et des trafics transfrontaliers sans induire de baisses sur les prix de vente ». Un rapport de la Banque Mondiale (février 2018) est encore plus cinglant : «les boutiques Emel continuent à profiter aux riches plus qu’aux pauvres en valeur absolue».
Ce sont les couches sociales défavorisées qui doivent être contentes !Celui qui se proclamait « président des pauvres » ne les a certes pas sortis de la misère, mais si lui-même est devenu « moins pauvre » qu’il y a dix ans, il n’y a pas de preuves juridiquement recevables qu’il a accumulé – ainsi que l’affirment des rumeurs malveillantes - une fortune encore plus colossale que celle de Bouamatou, son ennemi juré de cousin.
La dette extérieure a atteint des limites intolérables ? Les dividendes du gaz ne seront perçus que dans quatre ou cinq ans ? Les effets de la future manne seront fortement restreints du fait d’un tissu social trop fragile et de la faible qualité des ressources humaines disponibles ; les terres cultivables et le patrimoine de l’État sont vendus à l’encan ? Détails et fariboles ! Seuls importent les commissions, royalties, pots-de-vin et dessous-de-table empochés, dans la plus totale opacité par un petit nombre de décideurs, acteurs intermédiaires et sous-fifres.
S’il y un enjeu à cette élection,c’est d’abord là qu’il se situe. Qui contrôlera la grande machinerie de la prédation systématique mise en place par l’institution militaire et ses complices, et que Mohamed O. Abdel Aziz, en plus de l’avoir porté à un haut degré de perfection, en a infléchi le cours dans le sens de ses seuls intérêts ? C’était déjà l’un des enjeux du fameux troisième mandat présidentiel. L’échec de la tentative pour un troisième mandat peut être analysé comme la victoire de la légitimité constitutionnelle, et comme celle des forces (partis, syndicats, société civile) mobilisées pour la défense de l’Acte fondamental de la Nation. Il n’est pourtant pas certain que la seule action de l’opposition « civile » contre une « rectification » constitutionnelle ouvrant la voie à un troisième mandat ait suffi à faire renoncer O. Abdel Aziz à un projet qui avait déjà mobilisé un million et demi d’adhérents de l’UPR, une multitude d’initiatives populaires et privées « spontanées ». Il est très probable que c’est un niet sans équivoque de l’Armée qui a mis fin aux espoirs du président sortant et de ses partisans. Au grand désespoir de certains éléments de son entourage immédiat, qui ne se résigneront qu’après le fiasco d’une ultime tentative de marionnettes parlementaires dont ils étaient les tireurs de ficelles.
L’ascension d’Ould Abdel Aziz avait commencé avec l’assaut d’un « bataillon » parlementaire contre le président Sidi O. Cheikh Abdallah, en 2008. Sa renonciation à un troisième mandat restera comme l’une des conséquences de la fin lamentable d’une initiative parlementaire indigne et comique.
Il est possible qu’Abdel Aziz ait tenu compte des dangers de confrontation violente qu’impliquait un entêtement de sa part, et qu’il prît conscience du fait que l’institution militaire avait opéré une mue culturelle et s’était convertie aux vertus d’une alternance pacifique… entre militaires. Comme il est presque certain que le processus s’est conclu par un deal, on peut aisément deviner les grandes lignes : renonciation à toute velléité de perdurer au pouvoir contre une immunité totale et irrévocable.
Le troisième mandat aurait été la consécration d’un individu et d’une« kléptocratie » restreinte à ses proches et à ses hommes de paille; l’échec du projet marque la volonté de mettre fin à une gestion personnalisée du pouvoir et de restaurer l’armée dans son rôle central au sein du système ; l’élection de Ghazouani (car il y a peu de risque qu’il ne soit pas élu) sera la première étape de la pérennisation du système.Car, si le système a changé de tête, il reste le même système, au plus profond de son être ; oppresseur et prévaricateur, expert en dévoiement d’élections.
Pluralisme frelaté
Depuis le renversement du président Mokhtar Ould Daddah, le 10 juillet 1978, plus de quarante ans se sont écoulés, ce qui équivaut aux deux tiers de l’existence du pays depuis son indépendance, en 1960. Une éternité durant laquelle, hormis la brève parenthèse « civile » de Sidi O. Cheikh Abdallah, cinq militaires ont occupé la fonction de chef de l’État. La Mauritanie est l’un des rares pays au monde où l’armée s’est aussi longuement maintenue au pouvoir.Seuls le Soudan et le Myanmar (ex-Birmanie), je crois, peuvent tenir la comparaison.
Vingt-sept années d’un processus que ses initiateurs qualifient de démocratique n’auront apporté aux Mauritaniens qu’une bien maigre consolation : pour la première fois, un militaire n’est pas candidat à sa propre succession à la tête du pays. Ce qui ne signifie pas évidemment que la Grande Muette a déserté le champ des batailles politiques. Au contraire, s’il est une leçon que les quatre décennies passées nous ont appris, c’est que l’armée ne se résignera au périmètre de ses casernes et à sa stricte mission de défense du territoire national que contrainte et forcée par un puissant et tenace mouvement de contestation populaire et pacifique. Mais c’est là une histoire qui n’est pas encore écrite.
En plus d’un quart de siècle de pluralisme politique frelaté et d’élections frauduleusement « libres », l’institution militaire a appris l’art de dévoyer une démocratie, de transformer des élections en foires aux consciences, et de réduire les institutions de la République en chambres d’enregistrement ou à la seule fonction d’apparat.
Depuis 1992, la Mauritanie a connu six scrutins présidentiels. Un seul s’est conclu à l’issue d’un second tour qui a opposé Sidi O. Cheikh Abdallah et Ahmed O. Daddah ; deux civils. À chacune des cinq autres élections, il y eut un militaire candidat à la magistrature suprême (le colonel Oud Taya, en 1992, 1997 et 2003 ; le général Ould Abdel Aziz en 2009 et en 20014). Et à chaque fois, invariablement, il fut élu dès le premier tour. Un résultat récurrent n’est pas une fatalité, et les statistiques du passé n’entrent pas dans le décompte des suffrages. Mais serait imprudent d’oublier que la culture démocratique de l’Armée se résume à une culture de maquignonnage électoral, et que la seule idée d’un non-plébiscite de son candidat lui est intolérable
L’une des particularités les plus frappantes de l’élection présidentielle a été la recomposition avant l’heure du paysage politique. On l’attendait après le 22 juin, elle a eu lieu avant même l’entame des déclarations d’intention de candidatures. L’alliance inattendue de l’IRA de Biram Dah Abeïd et des nationalistes arabes de Sawab en fut le premier signe, et l’implosion du FNDU – principal regroupement de l’opposition dite radicale- l’avant dernier acte, aux conséquences immédiates : une débandade pitoyable suivis de ralliements, discrets ou tonitruants à l’un ou l’autre des deux candidats issus de l’establishment : Ghazouani, chef officiel de l’institution militaire et garant de la continuité ; et Sidi Mohamed Ould Boubacar, vieil habitué du sérail à la réputation - surfaite, selon certains –de gestionnaire intègre, qu’une soudaine candidature a propulsé au rang d’« opposant ». Il est l’une des figures singulières de cette recomposition dans laquelle les repères anciens sont brouillés. Nassériste dans sa jeunesse, technocrate, deux fois Premier ministre ; PRDS, sous Taya ; probablement UPR, sous Abdel Aziz et, dit-on, transitaire pendant la transition. Un parcours lisse et sans éclat et, surtout, plus de trente ans d’un silence assourdissant face aux crimes et aux turpitudes dont il fut le témoin.
Pour être honnête, on peut difficilement reprocher à O. Boubacar de tenter de se refaire une virginité politique quand certains qui furent une décennie durant les pourfendeurs passionnés du régime d’Abdel Aziz se transforment en souteneurs actifs de son « dauphin ». L’opposition à un régime ou à un individu n’est décidément pas l’opposition à un système, et de ce point de vue, la ruée des anciens opposants vers les candidats du pouvoir ou de l’establishment n’est qu’un retour à leurs camps idéologiques et politiques naturels, qu’une exclusion du champ des privilèges et des prébendes leur avait fait déserter.
Dans une moindre mesure et dans des modalités différentes, le camp de la majorité connaît des soubresauts. Ceux-ci ne revêtent pas le caractère d’un conflit ouvert, opposant des courants rivaux. L’UPR, dont Abdel Aziz avait réussi à faire « sa chose » - en dehors de tout empiètement de l’Armée, a longtemps tergiversé, et n’est engagée derrière la candidature de Ghazouani qu’après l’adoubement public de ce dernier par le président sortant. Mais les attaques récurrentes et très personnelles menées, à travers les réseaux sociaux, contre l’ancien chef d’état-major des armées, que de nombreux observateurs attribuent au cercle présidentiel, et les tentatives répétées d’Abdel Aziz de phagocyter la campagne de son dauphin empoisonnent un climat qui a quelque peu perdu de sa sérénité.
Trois grands pôles
La reconfiguration du champ politique dont les principaux éléments sont en place depuis bientôt trois mois est une conséquence directe de la redistribution des forces politiques entre les principaux candidats à l’élection présidentielle. Elle laisse entrevoir une exacerbation de certaines contractions et une cristallisation des opinions autour de trois grands pôles idéologiques et politiques entre lesquels se répartissent cinq des six candidats à la magistrature suprême. Aucun d’eux n’est véritablement homogène, et ils partagent de nombreuses caractéristiques. Mais chacun a une vision ou un projet spécifique :
Le danger n’est pas dans les pôles. Si certaines ne correspondent pas à notre idéal, toutes ont le droit à l’existence et à la libre expression de leurs opinions et projets. Le danger réside dans une cristallisation idéologique se muant en positions politiques figées qui rendent difficile toute forme de réflexion et de débat, à un moment où le devoir le plus impérieux, pour reprendre les mots d’Eward W.Saïd, est de “remplacer par une pensée et une analyse plus profondes, sur le long terme, les brefs éclats de colère irraisonnée qui nous emprisonnent”.
À ces mots du grand intellectuel palestinien, je veux ajouter cet extrait d’un texte écrit par un compatriote pour qui j’ai une sincère affection et un profond respect : “La démocratie n’est possible que dans une communauté d’égaux, une ‘maison commune’, au sens affectif et politique de l’expression. Celle-ci ne peut être qu’une nation unie, propriété de tous ses membres, individus et communautés. Ni les dénégations, ni les affirmations péremptoires, ni les accusations outrancières ne peuvent fonder une unité nationale solide, et garantir une paix civile et une cohésion sociale durables.’’
Abdoulaye Ciré BA
Journaliste
20 juin 2019
rmibiladi
Un ami à l’esprit facétieux affirme que la Mauritanie est, dans le monde, le pays qui détient la plus forte densité de boutiques et de mosquées au kilomètre carré, ainsi que la plus forte concentration de personnes prétendant à une ascendance prophétique) ; qui a le pourcentage le plus élevé de citoyens d’ascendance servile par rapport à sa population globale ; celui où le nombre de généraux croît quinze à vingt fois plus vite que l’effectif de ses forces armées (aucun en 2006 ; trois en 2008 ; une cinquantaine, en 2019. Et, surtout, hormis quelques brillantes exceptions, une élite intellectuelle (universitaires, oulémas, érudits) vautrée dans la médiocrité, servilement alignée derrière tous les pouvoirs, et ne cultivant avec ardeur que l’art rémunérateur de la flagornerie et des génuflexions.
Le portrait est caricatural, mais il résume avec quelque fidélité un pays musulman pris, depuis deux décennies, dans une frénésie de « ré-islamisation » intolérante ; et des communautés ethniques ayant en commun des caractéristiques peu conformes aux canons de la modernité sociale, mais qui leur donne une homogénéité sociologique qu’elles se refusent encore à admettre.Il s’agit de sociétés patriarcales structurées en une pyramide d’ordres hiérarchisés qui déterminent le statut de chaque individu ; de sociétés ayant eu un long passé d’esclavage, et qui continuent d’entretenir avec lui une sorte d’intimité trouble et complexée ; de sociétés qui, en dépit de quelques nuances, confinent les femmes dans un statut d’inférieures soumises à l’autorité des hommes.
Des mutations plus ou moins profondes (sédentarisation, exode rural, urbanisation rapide, économie de marché) remodèlent ce paysage, et font surgir de nouvelles connexions socioéconomiques et des modes de pensée et d’action inédits. Face à l’immuabilité de l’ordre ancien des hiérarchies verticales, des univers nouveaux se déploient au cœur des villes, et s’engagent dans des mouvements de déconstruction intellectuelle et de contestation politique de la société et de l’Etat (émeutes contre l’état civil, en 2011 et 2012, cas M’Kheïtir, affaire des blogueurs, etc.). Pour l’instant, le rapport de forces reste inégal ; les dynamiques contestataires restent contenues aux marges de la société « responsable », et leur élan est freiné par la persistance, jusqu’en leur sein, des perceptions identitaires et des solidarités grégaires.
Président des pauvres
Les pays et les sociétés ont souvent d’étranges parcours. Celui de la Mauritanie ressemble à une « inarrétable » descente aux enfers. Après la sombre période d’instabilité violente des années 86-90, marquées par la répression, les déportations et les massacres de civils et de militaires négro-africains, la Mauritanie a connu une longue phase de stabilité négative dont les principaux traits sont, sous une apparence de fonctionnement démocratique, la soumission de l’appareil d’État aux injonctions de l’alliance de la haute hiérarchie de l’armée et de certains segments des milieux d’affaires, l’accaparement des ressources de la nation par une camarilla tournoyant autour d’un unique maître du jeu, acteur central d’un système de prédation porté à un rare degré de voracité : bradage du patrimoine foncier et immobilier de l’État (écoles publiques, terrains de l’école de police, de la télévision nationale) ; aliénation d’infrastructures stratégiques (Port autonome et aéroport de Nouakchott ; hypothèque de ressources minières (mine de F’derick) ; spoliation de terres et recolonisation agricole, au profit de pays occidentaux et d’émirats du Golfe.
De l’aveu même des institutions officielles chargées d’évaluer leur impact, les politiques et plans d’urgence initiés par le gouvernement ont « plutôt favorisé l’accroissement des marges des commerçants et des trafics transfrontaliers sans induire de baisses sur les prix de vente ». Un rapport de la Banque Mondiale (février 2018) est encore plus cinglant : «les boutiques Emel continuent à profiter aux riches plus qu’aux pauvres en valeur absolue».
Ce sont les couches sociales défavorisées qui doivent être contentes !Celui qui se proclamait « président des pauvres » ne les a certes pas sortis de la misère, mais si lui-même est devenu « moins pauvre » qu’il y a dix ans, il n’y a pas de preuves juridiquement recevables qu’il a accumulé – ainsi que l’affirment des rumeurs malveillantes - une fortune encore plus colossale que celle de Bouamatou, son ennemi juré de cousin.
La dette extérieure a atteint des limites intolérables ? Les dividendes du gaz ne seront perçus que dans quatre ou cinq ans ? Les effets de la future manne seront fortement restreints du fait d’un tissu social trop fragile et de la faible qualité des ressources humaines disponibles ; les terres cultivables et le patrimoine de l’État sont vendus à l’encan ? Détails et fariboles ! Seuls importent les commissions, royalties, pots-de-vin et dessous-de-table empochés, dans la plus totale opacité par un petit nombre de décideurs, acteurs intermédiaires et sous-fifres.
S’il y un enjeu à cette élection,c’est d’abord là qu’il se situe. Qui contrôlera la grande machinerie de la prédation systématique mise en place par l’institution militaire et ses complices, et que Mohamed O. Abdel Aziz, en plus de l’avoir porté à un haut degré de perfection, en a infléchi le cours dans le sens de ses seuls intérêts ? C’était déjà l’un des enjeux du fameux troisième mandat présidentiel. L’échec de la tentative pour un troisième mandat peut être analysé comme la victoire de la légitimité constitutionnelle, et comme celle des forces (partis, syndicats, société civile) mobilisées pour la défense de l’Acte fondamental de la Nation. Il n’est pourtant pas certain que la seule action de l’opposition « civile » contre une « rectification » constitutionnelle ouvrant la voie à un troisième mandat ait suffi à faire renoncer O. Abdel Aziz à un projet qui avait déjà mobilisé un million et demi d’adhérents de l’UPR, une multitude d’initiatives populaires et privées « spontanées ». Il est très probable que c’est un niet sans équivoque de l’Armée qui a mis fin aux espoirs du président sortant et de ses partisans. Au grand désespoir de certains éléments de son entourage immédiat, qui ne se résigneront qu’après le fiasco d’une ultime tentative de marionnettes parlementaires dont ils étaient les tireurs de ficelles.
L’ascension d’Ould Abdel Aziz avait commencé avec l’assaut d’un « bataillon » parlementaire contre le président Sidi O. Cheikh Abdallah, en 2008. Sa renonciation à un troisième mandat restera comme l’une des conséquences de la fin lamentable d’une initiative parlementaire indigne et comique.
Il est possible qu’Abdel Aziz ait tenu compte des dangers de confrontation violente qu’impliquait un entêtement de sa part, et qu’il prît conscience du fait que l’institution militaire avait opéré une mue culturelle et s’était convertie aux vertus d’une alternance pacifique… entre militaires. Comme il est presque certain que le processus s’est conclu par un deal, on peut aisément deviner les grandes lignes : renonciation à toute velléité de perdurer au pouvoir contre une immunité totale et irrévocable.
Le troisième mandat aurait été la consécration d’un individu et d’une« kléptocratie » restreinte à ses proches et à ses hommes de paille; l’échec du projet marque la volonté de mettre fin à une gestion personnalisée du pouvoir et de restaurer l’armée dans son rôle central au sein du système ; l’élection de Ghazouani (car il y a peu de risque qu’il ne soit pas élu) sera la première étape de la pérennisation du système.Car, si le système a changé de tête, il reste le même système, au plus profond de son être ; oppresseur et prévaricateur, expert en dévoiement d’élections.
Pluralisme frelaté
Depuis le renversement du président Mokhtar Ould Daddah, le 10 juillet 1978, plus de quarante ans se sont écoulés, ce qui équivaut aux deux tiers de l’existence du pays depuis son indépendance, en 1960. Une éternité durant laquelle, hormis la brève parenthèse « civile » de Sidi O. Cheikh Abdallah, cinq militaires ont occupé la fonction de chef de l’État. La Mauritanie est l’un des rares pays au monde où l’armée s’est aussi longuement maintenue au pouvoir.Seuls le Soudan et le Myanmar (ex-Birmanie), je crois, peuvent tenir la comparaison.
Vingt-sept années d’un processus que ses initiateurs qualifient de démocratique n’auront apporté aux Mauritaniens qu’une bien maigre consolation : pour la première fois, un militaire n’est pas candidat à sa propre succession à la tête du pays. Ce qui ne signifie pas évidemment que la Grande Muette a déserté le champ des batailles politiques. Au contraire, s’il est une leçon que les quatre décennies passées nous ont appris, c’est que l’armée ne se résignera au périmètre de ses casernes et à sa stricte mission de défense du territoire national que contrainte et forcée par un puissant et tenace mouvement de contestation populaire et pacifique. Mais c’est là une histoire qui n’est pas encore écrite.
En plus d’un quart de siècle de pluralisme politique frelaté et d’élections frauduleusement « libres », l’institution militaire a appris l’art de dévoyer une démocratie, de transformer des élections en foires aux consciences, et de réduire les institutions de la République en chambres d’enregistrement ou à la seule fonction d’apparat.
Depuis 1992, la Mauritanie a connu six scrutins présidentiels. Un seul s’est conclu à l’issue d’un second tour qui a opposé Sidi O. Cheikh Abdallah et Ahmed O. Daddah ; deux civils. À chacune des cinq autres élections, il y eut un militaire candidat à la magistrature suprême (le colonel Oud Taya, en 1992, 1997 et 2003 ; le général Ould Abdel Aziz en 2009 et en 20014). Et à chaque fois, invariablement, il fut élu dès le premier tour. Un résultat récurrent n’est pas une fatalité, et les statistiques du passé n’entrent pas dans le décompte des suffrages. Mais serait imprudent d’oublier que la culture démocratique de l’Armée se résume à une culture de maquignonnage électoral, et que la seule idée d’un non-plébiscite de son candidat lui est intolérable
L’une des particularités les plus frappantes de l’élection présidentielle a été la recomposition avant l’heure du paysage politique. On l’attendait après le 22 juin, elle a eu lieu avant même l’entame des déclarations d’intention de candidatures. L’alliance inattendue de l’IRA de Biram Dah Abeïd et des nationalistes arabes de Sawab en fut le premier signe, et l’implosion du FNDU – principal regroupement de l’opposition dite radicale- l’avant dernier acte, aux conséquences immédiates : une débandade pitoyable suivis de ralliements, discrets ou tonitruants à l’un ou l’autre des deux candidats issus de l’establishment : Ghazouani, chef officiel de l’institution militaire et garant de la continuité ; et Sidi Mohamed Ould Boubacar, vieil habitué du sérail à la réputation - surfaite, selon certains –de gestionnaire intègre, qu’une soudaine candidature a propulsé au rang d’« opposant ». Il est l’une des figures singulières de cette recomposition dans laquelle les repères anciens sont brouillés. Nassériste dans sa jeunesse, technocrate, deux fois Premier ministre ; PRDS, sous Taya ; probablement UPR, sous Abdel Aziz et, dit-on, transitaire pendant la transition. Un parcours lisse et sans éclat et, surtout, plus de trente ans d’un silence assourdissant face aux crimes et aux turpitudes dont il fut le témoin.
Pour être honnête, on peut difficilement reprocher à O. Boubacar de tenter de se refaire une virginité politique quand certains qui furent une décennie durant les pourfendeurs passionnés du régime d’Abdel Aziz se transforment en souteneurs actifs de son « dauphin ». L’opposition à un régime ou à un individu n’est décidément pas l’opposition à un système, et de ce point de vue, la ruée des anciens opposants vers les candidats du pouvoir ou de l’establishment n’est qu’un retour à leurs camps idéologiques et politiques naturels, qu’une exclusion du champ des privilèges et des prébendes leur avait fait déserter.
Dans une moindre mesure et dans des modalités différentes, le camp de la majorité connaît des soubresauts. Ceux-ci ne revêtent pas le caractère d’un conflit ouvert, opposant des courants rivaux. L’UPR, dont Abdel Aziz avait réussi à faire « sa chose » - en dehors de tout empiètement de l’Armée, a longtemps tergiversé, et n’est engagée derrière la candidature de Ghazouani qu’après l’adoubement public de ce dernier par le président sortant. Mais les attaques récurrentes et très personnelles menées, à travers les réseaux sociaux, contre l’ancien chef d’état-major des armées, que de nombreux observateurs attribuent au cercle présidentiel, et les tentatives répétées d’Abdel Aziz de phagocyter la campagne de son dauphin empoisonnent un climat qui a quelque peu perdu de sa sérénité.
Trois grands pôles
La reconfiguration du champ politique dont les principaux éléments sont en place depuis bientôt trois mois est une conséquence directe de la redistribution des forces politiques entre les principaux candidats à l’élection présidentielle. Elle laisse entrevoir une exacerbation de certaines contractions et une cristallisation des opinions autour de trois grands pôles idéologiques et politiques entre lesquels se répartissent cinq des six candidats à la magistrature suprême. Aucun d’eux n’est véritablement homogène, et ils partagent de nombreuses caractéristiques. Mais chacun a une vision ou un projet spécifique :
- Le pôle conservateur centré autour de l’alliance entre l’institution militaire et les segments d’hommes d’affaires les plus influents, et qui mobilise la majorité des hiérarchies sociales traditionnelles et de l’élite intellectuelle. Il bénéficie du soutien des partis de la majorité présidentielle et de celui de pans significatifs de l’opposition modérée, dite « dialoguiste (l’APP, de Messaoud O. Boulkheir, notamment) ;
- Le pôle de l’opposition historique, constitué par l’alliance UFP-RFD-UNAD ; opposition historique parce qu’ils comptent parmi les partis les plus anciennement ancrés refus du pouvoir militaire, depuis le début des années 90, et qu’après l’implosion de la désormais ex-opposition radicale, ils sont, avec d’autres organisations appartenant au troisième pôle, demeurés dans leur position initiale ;
- Le pôle des dynamiques identitaires :Il ne s’agit pas d’un véritable pôle, mais de regroupements distincts ayant encommun une caractéristique principale : la défense et la promotion des intérêts des groupes ethniques et des couches sociales dont ils sont issus. Trois sous-pôles peuvent être classés sous ce titre :
- Le sous-pôle nationaliste négro-africain, coalition de partis et d’organisations, essentiellement Haalpular’en) dont les plus connus sont le MPR de Kane Hamidou Baba, les FPC, l’AJD-MR (Ibrahima Moctar Sarr) et le PLEJ (Ba Mamadou Alassane). La coalition “Vivre ensemble” a reçu le soutien de M. Chbih Cheikh Mélaïnine, ancien président du Front populaire ;
- Le sous-pôle haratine, fondé essentiellement sur l’alliance entre l’organisation antiesclavagiste IRA et le parti Sawab, d’obédience baathiste. L’IRA et son leader, Biram Dah Abeïd, sont le véritable moteur de cettealliance qui bénéficie d’une forte adhésion des milieux haratines urbanisés et d’un soutien puisant au sein de la jeunesse négro-africaine ;
- Le sous-pôle nationaliste arabe : le regroupement qui s’est opéré autour de S. M. Ould Boubacar est rarement perçu comme ayant les caractéristiques d’une mouvance identitaire. En plus de pêcher dans les mêmes viviers que le candidat du pouvoir, il bénéficie de l’appui des islamistes de Tawassoul et de leurs bailleurs et relais dans les pays du Golfe, mais également du soutien actif de la majorité des dirigeants historiques des mouvements nationalistes arabes en Mauritanie.
Le danger n’est pas dans les pôles. Si certaines ne correspondent pas à notre idéal, toutes ont le droit à l’existence et à la libre expression de leurs opinions et projets. Le danger réside dans une cristallisation idéologique se muant en positions politiques figées qui rendent difficile toute forme de réflexion et de débat, à un moment où le devoir le plus impérieux, pour reprendre les mots d’Eward W.Saïd, est de “remplacer par une pensée et une analyse plus profondes, sur le long terme, les brefs éclats de colère irraisonnée qui nous emprisonnent”.
À ces mots du grand intellectuel palestinien, je veux ajouter cet extrait d’un texte écrit par un compatriote pour qui j’ai une sincère affection et un profond respect : “La démocratie n’est possible que dans une communauté d’égaux, une ‘maison commune’, au sens affectif et politique de l’expression. Celle-ci ne peut être qu’une nation unie, propriété de tous ses membres, individus et communautés. Ni les dénégations, ni les affirmations péremptoires, ni les accusations outrancières ne peuvent fonder une unité nationale solide, et garantir une paix civile et une cohésion sociale durables.’’
Abdoulaye Ciré BA
Journaliste
20 juin 2019
rmibiladi