’’L’argent peut aider à atténuer le problème de l’immigration clandestine, mais seulement s’il est investi intelligemment’’
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Le Calame : Les relations entre la Mauritanie et les Canaries, vieilles de plusieurs décennies, se sont raffermies ces dernières années avec des visites de hauts responsables de part et d’autre. Comment se manifeste ce raffermissement et dans quels domaines?
Mohamed Abdallahi El Ghailany : Les relations entre la Mauritanie et les îles Canaries : un rapprochement à approfondir.
Les relations entre la Mauritanie et les îles Canaries se sont indéniablement intensifiées ces dernières années grâce à diverses initiatives diplomatiques et sécuritaires. Toutefois, bien qu’il soit essentiel de renforcer la coopération dans plusieurs domaines d’intérêts communs, cette dynamique reste aujourd’hui largement focalisée sur la gestion des flux migratoires. Pour bâtir un partenariat plus équilibré et durable, il est essentiel d’élargir cette collaboration à des secteurs stratégiques tels que le développement économique, l’investissement, l’environnement ou encore la culture.
1. Coopération sur la gestion des flux migratoires
La question migratoire constitue l’un des principaux défis communs à la Mauritanie et aux Canaries. Située à un point stratégique sur les routes migratoires vers l’Europe, la Mauritanie joue un rôle clé dans la lutte contre l’immigration clandestine vers l’archipel espagnol et au delà, vers l’Europe. Cette coopération s’est renforcée à travers plusieurs initiatives :
* Le déploiement de patrouilles conjointes entre la Guardia Civil espagnole et les garde-côtes mauritaniens, afin de surveiller et limiter les départs de pirogues vers les Canaries.
* Le renouvellement et l’actualisation des accords bilatéraux sur la gestion des migrants irréguliers, encadrant les conditions d’assistance aux migrants.
* Un soutien financier et matériel de l’Espagne à la Mauritanie, visant à renforcer les capacités de surveillance des frontières, à moderniser les infrastructures de contrôle et à améliorer la gestion des flux migratoires.
Toutefois, cette coopération, bien que nécessaire, ne peut être le seul pilier des relations entre les deux parties. Une approche plus équilibrée, tenant compte des défis économiques et sociaux qui favorisent l’émigration, s’impose pour garantir un partenariat durable.
2. Développement économique et investissements
Les Canaries, en tant que porte d’entrée de l’Europe pour l’Afrique de l’Ouest, ont un rôle stratégique à jouer dans le développement économique de la Mauritanie. Un renforcement des échanges commerciaux et des investissements pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de croissance pour les deux territoires, à travers:
* La promotion des investissements canariens et espagnols en Mauritanie, notamment dans les secteurs portuaires, les infrastructures, la logistique et l’industrie manufacturière.
* Le développement du commerce bilatéral, en exploitant le potentiel du port de Nouadhibou, qui pourrait devenir un hub stratégique pour les échanges entre l’Europe, l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique latine.
* La participation d’entreprises canariennes et espagnoles à des projets de développement en Mauritanie, notamment dans les secteurs des énergies renouvelables, de la pêche, de l’agroalimentaire et du tourisme.
Une telle coopération permettrait non seulement de renforcer les liens économiques, mais aussi d’offrir des opportunités d’emploi aux jeunes mauritaniens, réduisant ainsi les pressions migratoires.
3. Coopération en matière d’énergie et d’environnement
Dans un contexte mondial marqué par la transition énergétique et les enjeux environnementaux, la Mauritanie et les Canaries ont tout intérêt à renforcer leur coopération dans des domaines stratégiques, tels que :
* L’Exploitation des ressources énergétiques : la Mauritanie possède un immense potentiel en énergies renouvelables (solaire, éolien), qui pourrait être valorisé à travers des projets conjoints avec des entreprises canariennes et espagnoles, notamment dans le domaine de l’hydrogène vert.
* Le Développement de la coopération sur le gaz naturel : la Mauritanie s’apprête à devenir un acteur majeur du gaz en Afrique de l’Ouest. L’Espagne et les Canaries, qui cherchent à diversifier leurs sources d’approvisionnement énergétique, doivent s’intéresser à cette ressource stratégique.
* La protection du littoral et la gestion durable des ressources halieutiques : la Mauritanie et les Canaries, toutes deux fortement dépendantes de la pêche, doivent coopérer davantage pour préserver les écosystèmes marins, lutter contre la pêche illégale et promouvoir une exploitation durable des ressources halieutiques.
Ce partenariat pourrait s’inscrire dans une logique de développement durable, conciliant croissance économique et préservation de l’environnement.
4. Renforcement des liens politiques et diplomatiques
Un rapprochement durable entre la Mauritanie et les Canaries nécessite un cadre de dialogue institutionnalisé, permettant d’aborder l’ensemble des questions d’intérêt commun, à travers:
* La multiplication des rencontres entre hauts responsables des deux parties pour fixer des priorités de coopération à long terme.
* Le renforcement de la coordination au sein des instances régionales et internationales, notamment sur les questions de développement, d’environnement et de sécurité.
* L’établissement de partenariats entre les institutions publiques et privées, en encourageant les échanges entre administrations, chambres de commerce et collectivités locales.
Ce dialogue structuré permettrait de créer un cadre de coopération plus équilibré et d’inscrire les relations entre la Mauritanie et les Canaries dans une perspective de développement mutuel.
5. Collaboration culturelle : enseignement, formation et insertion professionnelle
Un renforcement des liens entre la Mauritanie et les Canaries ne saurait être complet sans une coopération accrue dans les domaines de l’éducation, de la formation et de la culture. Il faut alors :
* Développer des programmes d’échange universitaire et de formation professionnelle, afin de permettre aux étudiants et jeunes professionnels mauritaniens d’accéder à des formations qualifiantes aux Canaries.
* Favoriser les échanges dans l’enseignement technique et professionnel, notamment dans des secteurs clés comme la pêche, l’agriculture, le tourisme et les énergies renouvelables.
* Mettre en place des initiatives d’insertion professionnelle, à travers des partenariats entre institutions éducatives et entreprises canariennes, pour faciliter l’accès à l’emploi des jeunes mauritaniens.
* Renforcer la coopération culturelle et linguistique, en soutenant des événements artistiques, des festivals, des expositions et des initiatives de promotion de la langue espagnole en Mauritanie, et inversement.
Ces initiatives contribueraient à rapprocher les populations des deux territoires et à bâtir une relation fondée sur des échanges humains et culturels, au-delà des seules considérations économiques et sécuritaires.
Un tel rapprochement ne pourrait être que bénéfique pour les deux parties : la Mauritanie tirerait profit de nouvelles opportunités de développement et de croissance, tandis que les Canaries renforceraient leur position comme porte d’entrée privilégiée de l’Europe vers l’Afrique de l’Ouest. Ce partenariat, s’il est bien structuré et soutenu par une volonté politique forte, pourrait ainsi s’inscrire dans une dynamique gagnant-gagnant, profitant aussi bien aux gouvernements qu’aux populations des deux territoires.
Les Canaries font face depuis quelques années à des flots d’immigrés venant de la Mauritanie et d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest. Les responsables canariens que vous rencontrez sont-ils conscients du problème? A votre avis, quel serait le meilleur moyens d’arrêter ce phénomène ou du moins le limiter?
Oui, les responsables canariens sont pleinement conscients de l’ampleur du phénomène migratoire en provenance de la Mauritanie et d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Confrontés à un afflux croissant de migrants, ils en mesurent les répercussions humanitaires, sécuritaires et économiques, d’autant plus que les infrastructures de l’archipel peinent à faire face à cette pression. Cette situation alimente par ailleurs des tensions politiques en Espagne et au sein de l’Union européenne, où la gestion des migrations demeure un enjeu majeur de débat.
Comment limiter ce phénomène ?
L’immigration clandestine vers les Canaries est un problème complexe, qui ne peut être résolu par une seule mesure. Il faut une approche globale combinant prévention, contrôle des flux et coopération au développement.
1. Renforcer la coopération sécuritaire et les moyens de surveillance
* Multiplier les patrouilles conjointes entre la Guardia Civil et les garde-côtes pour détecter et empêcher les départs de pirogues.
* Améliorer les infrastructures de surveillance le long des côtes et des frontières terrestres, avec l’appui financier et logistique de l’Espagne et de l’Union européenne.
* Lutter contre les réseaux de passeurs en renforçant les échanges de renseignements et les opérations de démantèlement des filières criminelles.
2. Offrir des alternatives économiques et sociales aux populations candidates à l’émigration
La plupart des migrants prennent la mer par manque de perspectives économiques. Réduire l’immigration clandestine passe donc par :
* Créer des opportunités d’emploi localement, notamment dans les secteurs de la pêche, de l’agriculture, de l’élevage, du tourisme, du numérique et des énergies renouvelables.
* Favoriser l’entrepreneuriat des jeunes à travers des financements et des formations adaptées.
* Soutenir le développement des régions côtières mauritaniennes, en investissant dans les infrastructures et les services de base pour améliorer les conditions de vie.
3. Faciliter des voies de migration légales et régulées
* Mettre en place des quotas de migration légale vers l’Espagne et l’Europe, permettant aux travailleurs mauritaniens qualifiés de s’expatrier temporairement dans des conditions encadrées.
* Développer des programmes de formation et d’échanges entre la Mauritanie et les Canaries, pour donner aux jeunes des perspectives alternatives à l’émigration irrégulière.
4. Renforcer la sensibilisation aux dangers de la migration clandestine
Beaucoup de candidats au départ sous-estiment les dangers du voyage en mer et sont manipulés par les passeurs. Il est crucial de :
* Diffuser des campagnes d’information dans les zones à risque, expliquant les dangers de la traversée et les alternatives existantes.
* Impliquer les familles et les leaders communautaires pour dissuader les jeunes de prendre ces risques inconsidérés.
Le phénomène migratoire ne peut être arrêté du jour au lendemain, mais il peut être significativement réduit par une approche équilibrée mêlant contrôle des frontières, développement économique et migration régulée. La Mauritanie et les Canaries ont tout intérêt à renforcer leur coopération dans ce sens, avec l’appui de l’Espagne et de l’Union européenne.
Consciente que le tout sécuritaire ne peut régler le problème de l’immigration, l’Union européenne propose de financer des programmes de développement dans les pays sources. Pensez-vous que l’argent peut aider à régler ce problème ? Si oui, comment ?
Oui, l’argent peut aider à atténuer le problème de l’immigration clandestine, mais seulement s’il est investi intelligemment et dans des projets réellement adaptés aux besoins des populations locales. L’Union européenne a raison de privilégier une approche combinant sécurité et développement, car la migration clandestine est avant tout une conséquence du manque de perspectives économiques et sociales.
Comment l’argent peut-il contribuer à limiter l’immigration ?
1. Création d’emplois et soutien à l’entrepreneuriat:
* Investir dans les secteurs porteurs comme l’agriculture, la pêche, les énergies renouvelables, le numérique et le tourisme, qui peuvent offrir des emplois aux jeunes et aux populations vulnérables.
* Faciliter l’accès aux financements pour les jeunes entrepreneurs afin qu’ils puissent développer des petites entreprises locales génératrices d’emplois et de revenues.
* Encourager l’industrialisation et la transformation locale des matières premières pour éviter la dépendance aux importations et créer des opportunités économiques.
2. Développement des infrastructures et amélioration des services publics
* Construire des infrastructures et des zones industrielles pour stimuler le commerce et attirer les investissements étrangers.
* Améliorer l’accès à l’éducation et à la formation professionnelle, en particulier dans les métiers porteurs d’avenir, afin de mieux préparer les jeunes au marché du travail.
* Renforcer l’accès aux services de santé et d’eau potable, pour améliorer les conditions de vie et réduire l’envie d’émigrer par désespoir.
3. Développement d’une migration légale et encadrée
* Mettre en place des programmes de migration temporaire permettant aux travailleurs qualifiés d’accéder à des emplois saisonniers en Europe, ce qui réduirait la pression migratoire clandestine.
* Faciliter les échanges universitaires et les bourses d’études, afin d’offrir aux jeunes une alternative à l’émigration illégale.
4. Renforcement de l’économie locale pour éviter la dépendance aux aides étrangères
L’un des problèmes majeurs des financements internationaux est qu’ils créent parfois une dépendance. Pour éviter cela, l’argent doit être utilisé pour :
* Renforcer le secteur privé local afin qu’il soit capable de créer des emplois et des richesses de manière autonome.
* Encourager l’innovation et la diversification économique, pour que les pays ne reposent pas uniquement sur l’exploitation des ressources naturelles.
L’argent seul ne peut pas résoudre le problème de l’immigration clandestine. Il faut une vision stratégique, des projets concrets et une gestion transparente des fonds. Si l’Union européenne investit dans des initiatives bien ciblées et adaptées aux réalités locales, cela peut aider à offrir aux populations des alternatives viables à l’exil forcé.
Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh
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