Monsieur l'Ambassadeur, chers parents et amis,
Les membres des corporations universitaires - philosophes, ethnologues, sociologues - dans les marges desquelles j'ai évolué durant quelques décennies, aiment à s'interroger sur les rites. Sur les rites des autres, devrais-je aussitôt ajouter, car ils ne sont pas sans éprouver, par contre, un certain embarras lorsqu'ils sont eux-mêmes objets ou acteurs de ces rites. Du moins si j'en juge par le souvenir retrouvé du malaise exprimé naguère par Claude Lévi-Strauss, condamné lors de sa réception à l'Académie Française à faire, comme le veut la coutume, l'éloge de son prédécesseur – Henry de Montherlant – qui n'a jamais, au dire de son successeur, témoigné, d'un enthousiasme excessif pour ce qui fait la spécificité du métier d'ethnologue : la volonté de dépaysement, la recherche de l'altérité et les indispensables voyages qu'elle nécessite.
À l'embarras de devoir célébrer un esprit doté d'une sympathie modérée pour ce qui a fait sa propre gloire, s'ajoutait, pour Lévi-Strauss, le glorieux inconfort de la tenue d'académicien, destinée estime-t-il, à l'instar de la longue et épaisse cagoule portée par des candidats indiens à l'initiation observés quelques temps auparavant par l'illustre ethnologue, à accompagner sa (re)naissance dans un tout nouveau statut.
Dans les pas, cependant, d'une autre célèbre figure de la socio-anthropologie française, - Emile Durkheim -, analysant autrefois les rites sacrés des aborigènes australiens dans ses Formes élémentaires de la vie religieuse, Lévi-Strauss se rassure, et rassure son auditoire, en soulignant l'universalité des rites, l'imparable nécessité de leur logique performative, et leur vocation à limiter (ou à tenter de limiter) partout l'entêtante menace du temps qui passe pour des mortels toujours habités par quelque espoir d'immortalité.
Si j'invoque la baraka de ces deux saintes icônes du panthéon sociologique français – et même mondial - à l'instant où je m'apprête, - avec, il va de soi, M. l'Ambassadeur, toute la reconnaissance que ce crédit de reconnaissance appelle -, à entrer dans ce rite de passage, ce n'est évidemment ni par crainte de n'être pas à la hauteur de quelque illustre prédécesseur à encenser, ni pour adoucir l'inconfort d'une tenue qui ne m'a pas été imposée. Fort heureusement, le protocole se montre d'ordinaire clément pour les tâtonnements vestimentaires des enseignants-chercheurs…
Non, c'est plutôt autour de la quête d'altérité, de la volonté de dépaysement qui me valent cet honneur aujourd'hui, que je voudrais, comme la circonstance l'impose, dire un mot.
Il m'est arrivé de suggérer que les nomades, dont certains célèbrent (parfois) la 'liberté' dans le dépouillement, ne rêvent au fond, dans leur éprouvante errance, que de se sédentariser dans quelque Charente Maritime où l'herbe serait toujours verte et où les chamelles donneraient leur lait sans même avoir besoin d'être traites. C'est du moins ce que mon expérience mitigée d'ancien apprenti-berger, épuisé certains jours par la quête d'introuvables pâturages, m'a souvent rétrospectivement donné à penser.
Je ne sais si mon institutrice française du Boutilimit de la fin des années 1950 avait perçu les germes de cette quête rêvée d'un confortable exil sédentaire. Sûrement en tout cas, avait-elle subodoré ma soif d'évasion en même temps que de découverte de la langue et de la culture exotique qu'elle personnifiait, elle qui m'offrit, en sus d'un mois de cours particulier destiné, comme on disait, à me faire "sauter" une classe, mon premier 'mal de terre', si je puis dire, mon premier voyage en automobile,- d'un confort approximatif, comme pouvez l'imaginer -, à l'arrière d'un land rover pick up, à travers le redoutable chaos dunaire qui sépare Boutilimit de Méderdra.
Je n'ai pas toujours eu des enseignants aussi aimablement encourageants. Je me souviens notamment, comme probablement mes vieux camarades de classe, ici présents, de la vigoureuse interpellation, au demeurant non dénuée de quelque fondement, de notre professeur de géographie du lycée de Nouakchott – français, lui aussi – Mr. Chabbas, nous adressait dans ses moments d'irritation : "Vous êtes, disait-il, faméliques, arrogants et nuls !"
Mais dans la Mauritanie du début des années 1960, à peine sortie de la sujétion coloniale, il en fallait probablement davantage pour décourager la volonté de mimétisme à l'égard de nos maîtres d'hier dont les étranges singularités de toute nature et l'autorité fascinaient les plus fragiles et les plus réceptifs de ce jeune public. Certains de ces sujets scolaires présentaient sans doute quelque disposition à se prêter à un joyeux lavage de cerveau, même s'il n'y avait pas grand-chose à laver. Il est probable que j'aie été l'un des plus enthousiastes d'entre eux à m'adonner sans vergogne à ce dévergondage culturel.
L'envie d'évasion et d'ouverture sur des mondes lointains s'appliquait d'abord à des efforts qui furent très modestement scolaires. Mais cela n'empêchait pas d'apprendre progressivement à s'émouvoir des répliques du Cid, à goûter la musique de la délicieuse prose de Rousseau, ou à apprécier les rimes improbables des Alcools d'Apollinaire. La sensation du confort relatif laborieusement conquis dans la langue française pouvait toutefois conduire à des atteintes plus graves, à la contagion de la pensée elle-même. Je crains de n'y avoir pas échappé.
Mais on peut toujours, lorsqu'on a connu les délices et les poisons de la double non appartenance, et ressenti la suspicion d'être devenu une sorte de harki de la pensée, espérer malgré tout parvenir à quelque bon usage de la trahison culturelle. Vous avez beau vous sentir plus proche de Voltaire et de Sartre que d'Ibn Taymiyya et de l'ayatollah Khomeini, rien ne vous empêche de cultiver quelque intérêt pour les manuscrits de vieux auteurs sahariens et pour leurs ruminantes pensées, même si ce n'est pas auprès d'eux qu'il faut chercher à s'initier à la diversité tolérée des mœurs et des croyances, à l'apprivoisement du doute, aux risques à prendre lorsque l'on aspire à quelque autonomie de pensée.
Montaigne, affichant autrefois, dans un chapitre célèbre de ses Essais, son indulgence pour le cannibalisme presque écologique des Amérindiens, avantageusement comparé à la charitable férocité des zélateurs du "bon" dogme, prêts à écarteler et à brûler tous les "hérétiques", serait ici un bien meilleur guide. Descartes aussi, s'installant délibérément dans l'incertitude et le désenchantement dont s'accompagne l'éprouvante quête de la vérité , lui qui écrivit dans ses Règles pour la direction de l'esprit : "Je n'approuve point qu'on tâche à se tromper en se repaissant de fausses imaginations. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que de l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissances".
La volonté transgressive de savoir, dont le système scolaire français m'a affligé, a trouvé également dans le rationalisme des Lumières les fondements d'une quête d'universalité que la culture française, dans ce qu'elle a de plus appropriable pour les ci-devant 'indigènes', peut légitimement, me semble-t-il, s'honorer d'être une des principales matrices. On sait que ces Lumières se sont quelque peu tamisées en arrivant sous les tropiques coloniaux. Elles n'en ont pas moins continué à alimenter la croyance, y compris chez les colonisés d'hier, que les idées de liberté, d'égalité et d'humanité n'étaient pas dénuées de toute signification. Même si l'on ne sait pas toujours quel contenu précis leur donner ni quelles actions adéquates il conviendrait d'engager pour les faire advenir ou les faire vivre.
Chez les vieux sceptiques, en tout cas, on aime à penser qu'à défaut de pouvoir assigner une charge positive à ces grandes valeurs, le doute le plus hyperbolique peut au moins aider à parer au triomphe arrogant des pensées et des actions qui pourraient contribuer à leur annihilation. C'est pourquoi ne suis pas loin de souscrire à cette assertion méta-dubitative qu'Umberto Eco, au début de son Kant et l'ornithorynque, attribue à un sceptique anglais du XVIIIe siècle : "Autrefois, disait celui-ci, j'étais indécis, mais à présent je n'en suis plus très sûr".
source academia.edu
Les membres des corporations universitaires - philosophes, ethnologues, sociologues - dans les marges desquelles j'ai évolué durant quelques décennies, aiment à s'interroger sur les rites. Sur les rites des autres, devrais-je aussitôt ajouter, car ils ne sont pas sans éprouver, par contre, un certain embarras lorsqu'ils sont eux-mêmes objets ou acteurs de ces rites. Du moins si j'en juge par le souvenir retrouvé du malaise exprimé naguère par Claude Lévi-Strauss, condamné lors de sa réception à l'Académie Française à faire, comme le veut la coutume, l'éloge de son prédécesseur – Henry de Montherlant – qui n'a jamais, au dire de son successeur, témoigné, d'un enthousiasme excessif pour ce qui fait la spécificité du métier d'ethnologue : la volonté de dépaysement, la recherche de l'altérité et les indispensables voyages qu'elle nécessite.
À l'embarras de devoir célébrer un esprit doté d'une sympathie modérée pour ce qui a fait sa propre gloire, s'ajoutait, pour Lévi-Strauss, le glorieux inconfort de la tenue d'académicien, destinée estime-t-il, à l'instar de la longue et épaisse cagoule portée par des candidats indiens à l'initiation observés quelques temps auparavant par l'illustre ethnologue, à accompagner sa (re)naissance dans un tout nouveau statut.
Dans les pas, cependant, d'une autre célèbre figure de la socio-anthropologie française, - Emile Durkheim -, analysant autrefois les rites sacrés des aborigènes australiens dans ses Formes élémentaires de la vie religieuse, Lévi-Strauss se rassure, et rassure son auditoire, en soulignant l'universalité des rites, l'imparable nécessité de leur logique performative, et leur vocation à limiter (ou à tenter de limiter) partout l'entêtante menace du temps qui passe pour des mortels toujours habités par quelque espoir d'immortalité.
Si j'invoque la baraka de ces deux saintes icônes du panthéon sociologique français – et même mondial - à l'instant où je m'apprête, - avec, il va de soi, M. l'Ambassadeur, toute la reconnaissance que ce crédit de reconnaissance appelle -, à entrer dans ce rite de passage, ce n'est évidemment ni par crainte de n'être pas à la hauteur de quelque illustre prédécesseur à encenser, ni pour adoucir l'inconfort d'une tenue qui ne m'a pas été imposée. Fort heureusement, le protocole se montre d'ordinaire clément pour les tâtonnements vestimentaires des enseignants-chercheurs…
Non, c'est plutôt autour de la quête d'altérité, de la volonté de dépaysement qui me valent cet honneur aujourd'hui, que je voudrais, comme la circonstance l'impose, dire un mot.
Il m'est arrivé de suggérer que les nomades, dont certains célèbrent (parfois) la 'liberté' dans le dépouillement, ne rêvent au fond, dans leur éprouvante errance, que de se sédentariser dans quelque Charente Maritime où l'herbe serait toujours verte et où les chamelles donneraient leur lait sans même avoir besoin d'être traites. C'est du moins ce que mon expérience mitigée d'ancien apprenti-berger, épuisé certains jours par la quête d'introuvables pâturages, m'a souvent rétrospectivement donné à penser.
Je ne sais si mon institutrice française du Boutilimit de la fin des années 1950 avait perçu les germes de cette quête rêvée d'un confortable exil sédentaire. Sûrement en tout cas, avait-elle subodoré ma soif d'évasion en même temps que de découverte de la langue et de la culture exotique qu'elle personnifiait, elle qui m'offrit, en sus d'un mois de cours particulier destiné, comme on disait, à me faire "sauter" une classe, mon premier 'mal de terre', si je puis dire, mon premier voyage en automobile,- d'un confort approximatif, comme pouvez l'imaginer -, à l'arrière d'un land rover pick up, à travers le redoutable chaos dunaire qui sépare Boutilimit de Méderdra.
Je n'ai pas toujours eu des enseignants aussi aimablement encourageants. Je me souviens notamment, comme probablement mes vieux camarades de classe, ici présents, de la vigoureuse interpellation, au demeurant non dénuée de quelque fondement, de notre professeur de géographie du lycée de Nouakchott – français, lui aussi – Mr. Chabbas, nous adressait dans ses moments d'irritation : "Vous êtes, disait-il, faméliques, arrogants et nuls !"
Mais dans la Mauritanie du début des années 1960, à peine sortie de la sujétion coloniale, il en fallait probablement davantage pour décourager la volonté de mimétisme à l'égard de nos maîtres d'hier dont les étranges singularités de toute nature et l'autorité fascinaient les plus fragiles et les plus réceptifs de ce jeune public. Certains de ces sujets scolaires présentaient sans doute quelque disposition à se prêter à un joyeux lavage de cerveau, même s'il n'y avait pas grand-chose à laver. Il est probable que j'aie été l'un des plus enthousiastes d'entre eux à m'adonner sans vergogne à ce dévergondage culturel.
L'envie d'évasion et d'ouverture sur des mondes lointains s'appliquait d'abord à des efforts qui furent très modestement scolaires. Mais cela n'empêchait pas d'apprendre progressivement à s'émouvoir des répliques du Cid, à goûter la musique de la délicieuse prose de Rousseau, ou à apprécier les rimes improbables des Alcools d'Apollinaire. La sensation du confort relatif laborieusement conquis dans la langue française pouvait toutefois conduire à des atteintes plus graves, à la contagion de la pensée elle-même. Je crains de n'y avoir pas échappé.
Mais on peut toujours, lorsqu'on a connu les délices et les poisons de la double non appartenance, et ressenti la suspicion d'être devenu une sorte de harki de la pensée, espérer malgré tout parvenir à quelque bon usage de la trahison culturelle. Vous avez beau vous sentir plus proche de Voltaire et de Sartre que d'Ibn Taymiyya et de l'ayatollah Khomeini, rien ne vous empêche de cultiver quelque intérêt pour les manuscrits de vieux auteurs sahariens et pour leurs ruminantes pensées, même si ce n'est pas auprès d'eux qu'il faut chercher à s'initier à la diversité tolérée des mœurs et des croyances, à l'apprivoisement du doute, aux risques à prendre lorsque l'on aspire à quelque autonomie de pensée.
Montaigne, affichant autrefois, dans un chapitre célèbre de ses Essais, son indulgence pour le cannibalisme presque écologique des Amérindiens, avantageusement comparé à la charitable férocité des zélateurs du "bon" dogme, prêts à écarteler et à brûler tous les "hérétiques", serait ici un bien meilleur guide. Descartes aussi, s'installant délibérément dans l'incertitude et le désenchantement dont s'accompagne l'éprouvante quête de la vérité , lui qui écrivit dans ses Règles pour la direction de l'esprit : "Je n'approuve point qu'on tâche à se tromper en se repaissant de fausses imaginations. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que de l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissances".
La volonté transgressive de savoir, dont le système scolaire français m'a affligé, a trouvé également dans le rationalisme des Lumières les fondements d'une quête d'universalité que la culture française, dans ce qu'elle a de plus appropriable pour les ci-devant 'indigènes', peut légitimement, me semble-t-il, s'honorer d'être une des principales matrices. On sait que ces Lumières se sont quelque peu tamisées en arrivant sous les tropiques coloniaux. Elles n'en ont pas moins continué à alimenter la croyance, y compris chez les colonisés d'hier, que les idées de liberté, d'égalité et d'humanité n'étaient pas dénuées de toute signification. Même si l'on ne sait pas toujours quel contenu précis leur donner ni quelles actions adéquates il conviendrait d'engager pour les faire advenir ou les faire vivre.
Chez les vieux sceptiques, en tout cas, on aime à penser qu'à défaut de pouvoir assigner une charge positive à ces grandes valeurs, le doute le plus hyperbolique peut au moins aider à parer au triomphe arrogant des pensées et des actions qui pourraient contribuer à leur annihilation. C'est pourquoi ne suis pas loin de souscrire à cette assertion méta-dubitative qu'Umberto Eco, au début de son Kant et l'ornithorynque, attribue à un sceptique anglais du XVIIIe siècle : "Autrefois, disait celui-ci, j'étais indécis, mais à présent je n'en suis plus très sûr".
source academia.edu