L’historien Abdarahmane N’gaïdé est né en terre mauritanienne où il passe une grande partie de sa jeunesse et vit au Sénégal depuis prés de 30 ans. Maître de conférence titulaire au département d’histoire de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il a produit une quarantaine d’articles scientifiques publiés dans différentes revues spécialisées. Ce fils spirituel de Amady Aly Dieng le brillant penseur disparu en 2015, est, comme son illustre ainé, un dérangeur dans un sens intellectuel du terme. Il est comme le dit Edward Said, ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Auteur prolifique, ayant publié plus d’une vingtaine d’ouvrages (romans et essais, recueils de poèmes), il s’intéresse particulièrement aux lieux et se qu’ils racontent. Sous ses faux airs de philosophe, N’gaïdé a une façon unique de conter les lieux et d’interroger ce qu’il s’y passe. Son dernier ouvrage « Tangana sur Tefes » sorti en mars 2019, aux Editions Harmattan raconte merveilleusement les tremblements et les frémissements de la vie urbaine dakaroise.
Abdarahmane N’gaïdé est la troisième personnalité à rouvrir son cahier de souvenir concernant la crise entre la Mauritanie et le Sénégal. L’Enseignant-Chercheur a consacré plusieurs travaux liés aux problématiques de ces région du nord, notamment : « Conflits fonciers au Fuuta Tooro de 1891 à 1960 : Etude critique des sources » (DEA en 1990 )UCAD ou encore: « Mauritanie à l’épreuve du millénaire – Ma foi de «citoyen» paru en 2006 (Editions Harmattan). Regard d’un citoyen au coeur du conflit sénégalo-mauritanien. Regard du penseur et du militant… (Part I)
Il y’a 30 ans, j’en avais que 27…
• Petit rétro-film en noir-et-blanc…
Rappelons, ici, que la douleur semble être consubstantielle à l’existence. Le cordon ombilical en symbolise la pertinence sans pour autant venir résumer toute la vie à une simple blessure, à traîner comme un handicap originel. Il est avéré que toute blessure, profonde ou pas, finit par se refermer sur elle-même laissant apparaître une cicatrice, témoin d’un certain temps. Ce temps qui met au cœur de son déroulement la question cruciale de la relation à Soi et à l’autre. Il m’a toujours semblé, que l’intérêt de ces leçons accumulées, est de permettre aux événements, ainsi remis à l’ordre du jour, de restituer symboliquement une partie de ce qui est été perdu, et surtout ce qui a été rompu. Cet instant est donc, un moment qui doit nous permettre de rompre avec ce qui avait été interrompu, au moment du déroulement des faits.
Il ne s’agit pas de philosophie, ou de tentatives de complexification d’une situation aussi « simple » que celle de se remémorer des événements. Il ne s’agit pas aussi de les déclasser, comme s’ils n’avaient jamais existé. Mais, il faut aussi rappeler, qu’il est impossible de se remémorer des événements de la même façon, de la même manière et sous les mêmes angles. L’appréhension de leurs différentes leçons varie d’un « témoin des faits » à un autre. Et c’est la somme de cette diversité de témoignages qui donne valeurs aux enseignements significatifs à transmettre aux générations futures. D’autant plus, qu’il s’agit d’un vécu, qui implique des populations aussi diverses que celles qui composent les deux pays-frères», entrés en conflit en avril 1989.
Les événements m’ont trouvé à Nouakchott et j’habitais dans le Vie arrondissement. Ce qui veut dire que les émeutes se sont déroulées devant moi. Je devais soutenir mon mémoire de maîtrise en histoire au mois de juillet. J’étais naturellement pressé d’en découdre et ne cessais de compter sur les bouts de mes doigts les mois qui me restaient. Il faut avouer que l’atmosphère n’était ni propice à la concentration, ni à l’écriture.
Le gouvernement de Nouakchott, semblait vouloir profiter de la situation de confusion orchestrée pour tenter de changer la carte démographique du sud mauritanien. Il fallait donc expulser les « vrais Sénégalais », trier les « nés au Sénégal » dans tous les services, retirer leurs pièces d’identité, les acheminer à la police avant de les embarquer dans des camions à destination de la frontière sénégalo-mauritanienne. Il s’agissait sans exagération d’une véritable purge dans tous les secteurs. Par exemple, il était épuisant de voyager entre les villes du sud et la capitale, Nouakchott. Les postes de police se superposaient, à ceux de la gendarmerie et de l’armée, sans discontinuer. L’on pouvait rester des heures sous le soleil femmes, enfants et vieillards, en attendant le bon vouloir de l’autorité policière. Tous les passagers, sans exception, étaient soumis à une fouille corporelle qui dépasse les limites de l’entendement. Et, le tout exécuté avec une arrogance sans égale, et surtout avec ce mépris qui vous désarçonne en tant qu’être humain.
Une situation insoutenable, c’est la mort dans l’âme que chacun feignait la sérénité, mais à vrai dire, à cet instant la seule envie qui vous envahit est de mettre le feu à tous ces postes. Ils ont participé à la diffusion et surtout à démultiplication des lieux d’expression d’une haine qui pouvait toujours déboucher sur votre élimination physique pure et simple. Et sans procès… c’était une règle ! Il n’était pas rare d’entendre dire qu’une bastonnade collective avait été organisée par l’armée dans un village, parce qu’une une femme ou un homme avaient osé traverser nuitamment le fleuve, alors interdit d’accès aux villageois. Même les pêcheurs, vivant des maigres ressources du fleuve, sont interdits de descente sur les berges ancestrales. Ce fleuve qui n’a jamais été considéré comme une limite était devenu un lieu infréquentable. Il n’était pas rare de retrouver des corps flottants le matin, parce que l’armée tirait sur toute silhouette sans sommation.
Aucun village n’avait été épargné par la vindicte, et partout la haine était érigée en règle. Les vexations quotidiennes doublées de ce mépris dont j’ai parlé. Parce que ce dernier, peut bien inciter à la haine. Il faut absolument être solide humainement pour pouvoir affronter quotidiennement pareille atmosphère. Il arrive qu’on sorte le matin de chez soi, et qu’on ne revienne pas le soir, parce qu’on nous aura embarqué pour « refus d’obtempérer à l’ordre de la police » ! Je peux continuer à énumérer des choses qui peuvent paraître anecdotiques, mais ô combien expressives. Car elles rendent compte de réalités vécues dans l’ensemble du territoire mauritanien.
Bref, il m’était devenu impensable de rester à Nouakchott, voire de rester à Boghé, dans ma famille. Il fallait « traverser » la frontière. « Quitter », « déménager », « s’en aller »… fuir ? ( À Suivre)