Le 1er Août 2019 est une date décisive dans l’histoire contemporaine de la Mauritanie, mais nul ne saura si elle est l’acte de naissance tant souhaité de la démocratie entre Atlantique et Sahara, Fleuve et Tiris, c’est-à-dire si l’élu du 22 Juin dernier, à 52,1 % des suffrages exprimés fait en sorte que son successeur n’ait jamais été professionnellement militaire et qu’à l’élection de celui-ci – dont le nom est aujourd’hui totalement imprévisible – les forces armées ne soient en rien mêlées… Le 1er Août 2019 pour qu’en 2029 se ferme à jamais le cycle autoritaire de présidents en uniforme ou défroqués inaugurés au petit matin du lundi 10 Juillet 1978… cinquante ans de dictature : le sang ou la corruption, ou les deux. Mohamed Ould Cheikh Mohamed Ahmed, dit El Ghazouani, ex-général, initiateur d’une ère nouvelle. Si d’avance les Mauritaniens en avaient été sûrs, son élection eût été acquise, non seulement au premier tour , mais à 90 ou 95 % des voix.
Certitude cependant : deux décès maintenant acquis, tous les deux ensemble selon la révision constitutionnelle adoptée par le referendum du 25 Juin 2006. Le contexte officiel avait été euphorique : « ARTICLE premier : La Constitution du 20 Juillet 1991 est rétablie comme Constitution de la République Islamique de Mauritanie, sous réserve des amendements prévus par la présente loi constitutionnelle ». C’étaient les militaires qui, le 3 Juin 2005, avaient renversé l’un des leurs, au pouvoir depuis son coup du 12 Décembre 1984, et s’étaient engagés à ce qu’aucun d’eux ne soit candidat à la prochaine élection présidentielle. Certes, les deux principaux de la énième junte, les colonels Ely Ould Mohamed Vall et Mohamed Ould Abdel Aziz, auraient leur candidat respectif : le premier, Ahmed Ould Daddah, et le second, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, civils s’il en est. Le texte était le résultat de journées nationales de concertation, sans précédent, tenues à Nouakchott du 25 au 29 Octobre 2005. Il s’agissait d’un rétablissement, les militaires admettaient et faisaient consacrer que la succession de leurs dictatures, même sous les apparences des multiples élections présidentielles, législatives, régionales, municipales, n’étaient ni démocratiques, ni même constitutionnelles. Les préambules des chartes militaires proclamant que les forces armées sont le dernier recours du pays pour l’exercice de sa souveraineté étaient donc abolies. Et deux dispositions – amendant la Constitution – y concouraient, dont l’effet ne s’est produit que maintenant.
L’histoire dira comment
L’opposant historique aux théories et aux régimes militaires, Ahmed Ould Daddah, candidat à la première élection présidentielle pluraliste, celle du 24 Janvier 1992, était inéligible le 22 Juin dernier, pour raison d’âge : selon l’article 29 révisé, « Est éligible à la Présidence de la République, tout citoyen né mauritanien jouissant de ses droits civils et politiques et âgé de quarante (40) ans au moins, et de soixante quinze (75) ans au plus, la date du premier tour de l’élection. » Et l’ex-général Mohamed Ould Abdel Aziz, putschiste du 6 Août 2008, élu et réélu à la présidence de la République, les 12 Juillet 2009 et 21 Juin 2014, a été forcé au respect de son serment : l’Histoire dira comment ? mais il est probable que la candidature de son successeur, annoncée publiquement le 3 Mars dernier et qui n’était qu’une des issues possibles, y a contribué si l’on considère ses premières réactions, très spontanées et son refus qu’elle lui soit attribuée : « Je jure par Allah l’Unique de ne point prendre ni soutenir, directement ou indirectement, une initiative qui pourrait conduire à la révision des dispositions constitutionnelles relatives aux conditions de la durée et du renouvellement du mandat du Président de la République, prévues aux articles 26 et 28 de la présente Constitution. ».
Sans doute, retiré ou non dans les Emirats, comme un autre ancien président de la République islamique, l’ex-colonel Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya au Qatar, pourrait-il se présenter en 2024. Il n’aura que 68 ans (le même âge que Mohamed Ould Ghazouani, à quelques jours près), et la lettre de l’article 28 nouveau : « Le Président de la République est rééligible une seule fois » ne saura lui être alors opposé puisqu’il ne sera plus président de la République sortant, mais simple citoyen. Une fidélité éprouvée à partir du 13 Octobre 2012, quand El Ghazouani assure son intérim pendant les quarante jours de son séjour hospitalier en France.
Bien plus assurés sont les actes de naissance et les actes de décès qui ont conduit à notre date du 1er Août 2019, impossible encore à légender. Les naissances sont de deux sortes, les décès d’une seule.
Le 20 Mai 1957, l’élection du vice-président du Conseil de gouvernement d’un des Territoires français d’Outre-mer, Moktar Ould Daddah est le fruit d’un consensus. Le parti dominant depuis les deux défaites successives du premier député de la Mauritanie à l’Assemblée nationale métropolitaine, Horma Ould Babana, a entériné les parrainages du second député en chronologie : Sidi El Moktar N’Diaye, et du sénateur Yvon Razac. Moktar Ould Daddah avait tenté, de lui-même, d’entrer à l’Assemblée de l’Union française, mais Souleymane Ould Cheikh Sidya, de meilleure tente, l’avait emporté. Moktar Ould Daddah n’a que trente-sept ans, il est le plus jeune des futurs chefs de gouvernement dans l’Afrique subsaharienne française et sera le dernier survivant de cette génération des indépendances quand il sera renversé. Son pouvoir ne sera jamais absolu, mais toujours délibératif : s’il devient en titre le chef du gouvernement, c’est le fait des évolutions métropolitaines et du départ du dernier chef français du Territoire, mais le régime est parlementaire, tout se joue entre les élus à l’Assemblée territoriale le 31 Mars 1957, puis à la première Assemblée nationale le 17 Mai 1959.
C’est en groupe parlementaire que se décide, le 18 Mai 1961, le passage à un régime présidentiel (la Constitution du 20 Mai 1961), malgré l’hostilité de son propre président, l’ancien député Sidi El Moktar N’Diaye et bien des hésitations du Premier ministre, devenu chef de l’État à l’indépendance. Et si Moktar Ould Daddah est le candidat unique à l’élection présidentielle du 1961, c’est la décision (30 Juin 1961) de la table ronde des partis et des mouvements politiques, de l’époque, se réunissant à partir des 20-22 Mai 1961 et décidant de fusionner. Le pluralisme dans la composition des gouvernements depuis le premier, formé le 21 Mai 1957, est la décision personnelle du fondateur dont le pouvoir, essentiellement psychologique, tient à deux de ses obsessions. L’union nationale : c’est son appel du 20 Février 1961 que finissent par entendre la Nahda, l’Union nationale mauritanienne et l’Union des socialistes musulmans de Mauritanie, mouvements marqués chacun par des affinités et des tropismes qui auraient empêché la Mauritanie de naître en tant que telle.
Et l’unité nationale entre les différentes ethnies, consacrée par sa difficile victoire, à l’Assemblée nationale, pendant les « événements » de Février 1966 : des conflits et arrière-pensées raciales opposant deux de ses principaux équipiers, Mohamed Ould Cheikh acceptant les vœux fédéralistes des originaires de la Vallée du Fleuve, et Ahmed Ould Mohamed Salah, tenant de l’arabité maure. Emprise et prestige psychologiques, puisque mis, le 4 Octobre 1963, en minorité en bureau politique du Parti déjà unique de fait, le Parti du Peuple mauritanien né de la fusion de tous les mouvements existants selon le vœu de leur « table ronde », le 25 Décembre 1961, c’est cependant lui qui est chargé de résoudre la crise. Union nationale jusqu’à son propre renversement puisque constamment il appelle les nouvelles générations à participation au pouvoir dans le gouvernement et dans le parti : deux étapes décisives, la tenue de séminaires régionaux de cadres à partir de Septembre 1969, puis lors du 4ème congrès ordinaire, tenu à Nouakchott, du 15 au 20 Août 1975.
Alliance contre nature
La chute de Moktar Ould Daddah est le modèle – répété depuis – d’une alliance contre nature entre personnalités civiles écartées du pouvoir, telles que Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf et Bocar Alpha Ba, ou au contraire chargées de responsabilités décisives : Ismaïl Ould Amar, directeur général de la S.N.I.M. (les mines de fer de la Kedia d’Idjill, mises au jour par Miferma et ayant permis économiquement l’indépendance du pays : le prêt de la Banque mondiale le 17 Mars 1960 a marqué l’émergence internationale de la Mauritanie), des premières équipes de la période fondatrice, et militaires ne voulant plus être dominés par autres qu’eux-mêmes et accessoirement continuer la guerre pour le Sahara. Paradoxalement, Moktar Ould Daddah « paye » alors une novation dans le régime politique mauritanien : le bureau politique national (B.P.N.) est élargi à des membres de droit qui sont autant d’opposants, notamment les milieux d’affaires commençant de naître, et le comité permanent de ce bureau, cinq ou six membres qui avaient gouverné la Mauritanie depuis 1961, disparaît à la suite du congrès de 1975. Souci de démocratie et même – encore secrets – des projets de pluralités de candidatures, sinon de courants, à l’intérieur du parti unique pour compter de 1981 et d’une succession à la tête de l’État, si la tension guerrière s’était alors apaisée.
Perspective pas improbable car les fronts diplomatique et militaire contre l’Algérie et son instrument, le mouvement des Sahraouis issus de la décolonisation espagnole bâclée, tenaient… en 1978, après de dramatiques alertes initiales. Le modèle de cette collusion peut – à mon sens - expliquer le succès du coup militaire, renversant le 6 Août 2008, le seul président mauritanien élu selon un scrutin internationalement observé, pluraliste et à deux tours : Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, initialement « poulain » de Mohamed Ould Abdel Aziz dont, confiant qu’ainsi il se concilie prudemment les forces armées, il fait son chef d’état-major particulier en même temps qu’il le maintient au commandement d’une garde prétorienne, le BASEP, dont aujourd’hui il n’est sans doute pas assez parlé. Ahmed Ould Daddah, compétiteur du second tour, n’a pas accepté sa défaite du 25 Mars 2007, et « chef de file de l’opposition démocratique » rôle apparu à ce moment et conçu exprès pour lui, il peut espérer que « la rectification » du 6 Août 2008 sera pratiquement un changement par Mohamed Ould Abdel Aziz et l’ancienne junte (le Conseil militaire pour la justice et la démocratie : C.M.J.D.) de leur candidat civil. Les « états-généraux » tenus du 28 Décembre 2008 au 6 Janvier 2009, le détrompent. Le putschiste, quitte à abandonner l’uniforme – le 15 Avril 2009 – sera bien candidat à l’élection anticipée que lui-même avait souhaitée.
Les deux actes de décès pour la légitimité contestée par les forces dites de sécurité, sont d’un premier type : le 10 Juillet 1978 et le 6 Août 2008 sont la même négation de tout ce qui leur est antérieur, le putsch de 2008 étend son opprobre, y compris celui du péché de corruption, à la période fondatrice. Dès leur avènement, d’ailleurs, les putschistes de 1978 avaient condamné par contumace aux travaux forcés le président Moktar Ould Daddah coupable de dilapidation des richesses nationales : procès tenu à Rosso du 18 au 20 Novembre 1980. Mohamed Ould Abdel Aziz dont ce fut la spécialité, par relative opposition à Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya, enrichissant les siens mais pas lui-même, aura-t-il son procès en justice économique et financière. Ce serait une première preuve qu’un commencement est décidé par son successeur.
Le second genre d’acte de décès a été décerné le 6 Avril 1979, le 12 Décembre 1984 et le 3 Juin 2005. Les militaires ne s’auto-critiquent pas, ils déposent l’un des leurs, jamais pour obéir à l’opinion publique nationale – sauf la courageuse tentative légitimiste, le 16 Mars 1981, des colonels Mohamed Ould Ba Abdel Kader et Ahmed Salem Ould Sidi – mais par ambition de l’un ou plusieurs d’entre eux. Mustapha Ould Mohamed Saleck, accepté au titre de son ancienneté dans le grade le plus élevé, est mis au rancart à partir du 6 Avril 1979. C’est la mort par accident, le 28 Mai 1979, qui défait le colonel Ahmed Ould Bouceif.
Mohamed Khouna Ould Haïdalla est renversé en son absence du pays, exactement comme son tombeur Maaouyia Ould Sid Ahmed Taya : 1984 et 2005 sont un décalque. Mais à partir de 1984 comme, plus tard, à partir de 2008, l’homme fort et en uniforme cherche une légitimité par les urnes. Mustapha Ould Mohamed Saleck avait cherché à constituer un Conseil consultatif, ce qui le perdit aux yeux de ses pairs. Processus lent pendant tout le premier tiers du règne du premier : les élections locales, d’abord municipales les 19 et 26 Décembre 1986, puis un rétablissement de la vie politique par décision du Comité militaire de salut national, le 9 juin 1991 aboutissant à la Constitution du 20 Juillet et au multipartisme... coup direct du second : l’élection présidentielle, proprio motu dans la version du 6 Mai 2009, puis, selon les accords de Dakar, et avec le paravent d’une abdication en forme du président renversé, le 26 Juin 2009. Et processus différent de l’après 1984, ce sont les différents « dialogues » tentés par l’homme de 2008 à partir des 17 Septembre-19 Octobre 2011.
Caractériser ces différents actes de naissance et de décès, n’est-ce pas, avec l’ensemble du peuple mauritanien, mes compatriotes d’adoption, considérer que la page à écrire par Mohamed El Ghazouani est vierge. Et lui laisser – par force – la plume.
Bertrand Fessard de Foucault
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