" Lettre tardive à Yasser Arafat "
Par Abdoulaye Ciré Ba
Aujourd’hui 18 décembre, jour anniversaire du décès de Feu Abdoulye Ciré Ba. Le texte ci-dessous écrit en 2016 est d'une brûlante actualité..
(A la Palestine, ma reconnaissance)
Cher Arafat,
Tu ne peux évidemment plus me connaître. J’ai vu le jour loin de la Palestine, deux ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Si, dans mon village, chacun savait que le conflit avait été atroce, nul, à ma connaissance, n’avait entendu parler de la
déclaration Balfour et de la promesse anglaise d’établissement d’un foyer juif en Palestine, de la lutte des populations arabes contre l’invasion et les spoliations sionistes, du massacre de Deir Yassin et des innombrables autres actions sanglantes de l’Irgoun et de la Haganah - ancêtres des organisations terroristes du Moyen Orient - du flot des Palestiniens chassés de leur terres, contraints à un destin d’éternels réfugiés, par des sabras (ultimes avatars d’un colonialisme qui ignorait encore sa fin prochaine) et quelques survivants d’une innommable solution finale, avec la complicité bienveillante d’un Occident taraudé par sa mauvaise conscience.
Nous ne savions rien de tout cela
Et pourtant, je suis, quelque part, moi aussi, un enfant de la Neqba. Je n’étais pas né quand tu vins au monde sur deux terres, le corps en Egypte, le cœur et l’âme en Palestine. Je suis là, au moment où tu meurs sur trois continents, sous le regard de la Terre entière, restée deux semaines entières suspendue à ton souffle. J’ai entendu un ministre de Sharon dire, avec un sourire de presque béatitude, la joie qu’il ressentait à l’annonce de ton décès. J’ai vu des membres d’une secte juive extrémiste anticiper joyeusement ta mort, dans une sarabande macabre, avec tambourins et guitare.
J’ai ressenti une grande colère, puis une peine immense. Puis un profond soulagement. Car j’aurais pu être un de ces danseurs. Si je suis soulagé, aujourd’hui, de ne pas avoir été un de ces danseurs, c’est parce qu’un jour de juin 1967, j’ai rencontré la Palestine.
J’étais un jeune stagiaire en journalisme, une espèce de naïf empli de certitudes et de vérités définitives. Je n’aimais pas les Arabes, les Maures encore moins. J’éprouvais pour Israël et pour les Juifs une compassion sincère, et je vouais à l’un et aux autres une admiration sans bornes. Je soupçonne aujourd’hui que mon peu de sympathie pour les premiers était lié tout à la fois au ratage de mes études secondaires du fait de ma nullité crasse en Arabe (ce n’était pas la seule raison mais elle me suffisait) et à l’impact des événements raciaux de 1966 en Mauritanie sur un esprit encore adolescent. Mon attirance pour la cause sioniste s’était nourrie à diverses sources : le martyre du peuple de David dans l’Occident chrétien, le génial éclat de quelques écrivains et penseurs juifs que j’avais eu la chance de lire, et l’influence d’un professeur français, qui m’aimait bien, et qui n’eut aucun mal à me convaincre des charmes des kibboutzim et du socialisme sioniste, et de l’héroïsme d’un peuple qui avait fait reverdir le désert. La guerre des Six Jours et la déroute des armées arabes me mirent dans un état de surexcitation presque insoutenable. Je me délectais des articles des journaux parisiens narrant (à quelques rares exceptions) les hauts faits d’armes de Tsahal et les humiliations infligées aux troupes et aux populations arabes.
Un rêve ou un cauchemar
Le soir, je faisais la navette entre les restaurants universitaires "juifs" et "arabo-musulmans" pour me nourrir de l’exultation des vainqueurs, et me repaître de la détresse des vaincus. Un après-midi, je m’installai à la terrasse d’un café, rue Soufflot, et commençai le tri de ma moisson de quotidiens. J’étais totalement absorbé par ma lecture, et n’avais pas senti que quelqu’un avait tiré une chaise et s’était assis à côté de moi. Il m’appela par mon nom. Je levai les yeux, et reconnus Kane Bouna. Il avait été quelques années auparavant mon professeur de français au collège de Kaédi, et un des animateurs du groupe des "19", signataires d’un manifeste qui, en 1966, avait accéléré les événements en Mauritanie. Mon ancien professeur était aussi un de mes héros, un défenseur de la cause noire contre l’obscurantisme arabe.
-Qu’est-ce que tu lis ?
-Des articles qui disent comment les Israéliens donnent une raclée aux Arabes !
-Tu sembles tirer beaucoup de satisfaction de ta lecture ?
-Et comment !
Suivit un long silence. Puis comme dans un rêve, j’entendis :
- Je crois que tu as tort.
Ce devait être un rêve, ou peut-être un cauchemar.
- Je ne comprends pas, réussis-je à bredouiller.
- Oh ! Si, tu as bien compris. Je dis que tu as tort de te réjouir de la défaite des Arabes, car leur défaite est aussi la nôtre, et la tienne. C’est une défaite de la vérité et du droit des peuples. Ce n’est pas parce que tu as le sentiment que des Arabes t’ont fait du tort en Mauritanie que tu dois te sentir heureux quand ils sont défaits ailleurs, sans te soucier de savoir de quel côté se trouvent la vérité et la justice.
II ne me laissa pas le temps de placer un mot, je ne crois d’ailleurs pas que j’étais en
état d’en placer un. Il me dit un rapide au revoir et partit, un soupçon de sourire aux
lèvres. Je dormis à peine, cette nuit-là. J’étais déçu, fâché, atterré, bouleversé.
Profondément. Mon héros était à terre, et mes certitudes en miettes. Les droits des
peuples, d’accord, mais pas pour les Arabes ! Et c’est quoi ces Palestiniens dont tout
le monde parle ? Seraient-ils autre chose qu’une horde de va-nus-pieds envieux de
l’Eden israélien ?
Quelques jours après, Les Temps Modernes, la revue de Sartre, sortait un numéro
spécial "Le conflit israélo-arabe". Un pavé de mille pages qui était en préparation
depuis deux ans. Je me précipitais dessus, comme un assoiffé court à l’oasis. La
rédaction avait invité dix-huit intellectuels juifs (dont une majorité d’Israéliens) et
vingt et un intellectuels arabes (des Palestiniens, pour l’essentiel) à apporter leur
contribution à la compréhension du conflit entre les deux peuples.
Mon siège était fait
Je dévorais l’énorme revue en deux jours et trois nuits. J’étais comme en transe, et je
relus plusieurs des contributions deux ou trois fois. Je m’arrêtais parce que la fatigue et l’insomnie m’avaient terrassé, mais aussi parce que mon siège était fait. D’un côté, les arguments des Israéliens qui justifiaient leur "retour" à une terre abandonnée depuis deux mille ans, par un pacte entre le peuple élu et Jéhovah, et par la glorification d’un Eretz Israël mythique. De l’autre les faits présentés par les Palestiniens :"cette terre est nôtre depuis deux mille ans ; voilà comment nous en avons été spoliés, voilà comment nous en avons été chassés, voilà comment nous sommes devenus un non-peuple". J’avais le sentiment d’être devenu, en quelques journées, une autre personne. J’étais comme un vêtement longtemps porté à l’envers, et qu’un tour de main avait remis à l’endroit. Un double tour de main, en vérité : Bouna Kane et la Palestine (il est évidemment désastreux, pour moi, de devoir quelque chose à un Kane, mais c’est là une autre histoire).
Je devais te dire, Abou Amar, avant que tu sois trop loin pour m’entendre, ce que je te devais, à toi et au peuple de Palestine : ce que, en toute modestie, je crois être la part la plus belle et la plus noble de ma vie. Ma jeunesse et mes années d’après
jeunesse (celles que l’on dit de maturité) se sont déroulées au rythme de tes combats, qui étaient ceux de ton peuple, de tes victoires improbables, de tes défaites toujours définitives, de tes morts annoncées, de tes résurrections. Et, du désastre de juin 67 au septembre sanglant de Jordanie, de Sabra et Chatila à Jenine, de Tunis à Gaza, de Beyrouth assiégé au siège de la Moughataa de Ramallah, ton rêve têtu, inexpugnable, irrépressible : redonner à une horde d’exilés le fier nom de peuple, et bâtir une Palestine libre dans un Moyen Orient fraternel.
Quelques années avant de tomber sous des balles nazies, Paul Nizan, philosophe,
communiste et résistant, a écrit dans Aden Arabie : "j’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie."
En 1967, j’avais vingt ans. Et par la grâce de la Palestine, cela restera la plus belle
période de ma vie.
Le Calame, 4Janvier 2016
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Hommage à Abdoulaye Ciré Ba
Très cher grand frère Ablaye,
Lors de notre dernier entretien téléphonique, à ton retour de Tunis, j’ai volontairement abrégé notre conversation qui n’a duré que quelques secondes. J’avais le cœur lourd, très lourd. Quand tu me disais : « tu vois migname (jeune frère), tout s’écroule en même temps. Même la voix qui a toujours été le plus fidèle de mes compagnons, me lâche à présent », j’ai compris que c’était une manière de me dire adieu. Et depuis, je n’ai pas eu le courage de croiser ton regard ou d’écouter ta voix. Oui, je n’ai pas un courage semblable au tien ; regarder la mort en face et même la titiller.
Ce matin, après avoir prié sur ta dépouille, j’ai le cœur léger. C’est probablement le cas des dizaines de personnes qui ont sacrifié leur repos hebdomadaire pour venir prier pour toi et te dire adieu, sachant que « fard kifâyé » les en dispensait. Nul n’était là parce que tu étais riche. Personne n’était là aussi parce que tu étais puissant. Tous n’étaient là que par devoir et par amitié, pour rendre un dernier hommage à l’homme d’exception que tu fus. L’assemblée des priants, aux couleurs arc-en-ciel, suait la sincérité, car c’est ta Mauritanie, celle de tes rêves d’enfant et de tes espoirs d’adulte, qui était là ce matin.
Ablaye, tu sais bien que nul ne pourra te rendre un hommage semblable à ceux que tu as déjà commis, même au compte approchant, en écriture comme en profondeur. Bien sûr, tu n’aurais jamais accepté que je dise ceci, car tu aurais élégamment classé mon assertion dans le registre de l’art espiègle des torodo, tellement l’humilité est la plus profonde de tes convictions. Mais les faits sont là : Habib l’Iguidien troubadour universel, l’Imam Bouddah l’homme pour l’humanité, Karim Ba le berger des étoiles, la douce marche sur les rêves de Mohamed ould Homody, l’ami Médoune un étranger si étrange, resteront à tout jamais des chefs-d’œuvre inimitables.
Je voudrais te dire ce que je n’ai jamais pu te dire. Ta rencontre a bouleversé ma vie. Quand j’étais venu travailler avec toi au journal L’Unité, un quart de ma jeunesse encore bien porté, je ne doutais point de moi-même. Officiant à l’université comme enseignant, je suais la suffisance. Le militant de gauche que je suis était plein de certitudes. Et puis, quelques sédiments culturels enfouis dans le tréfonds de mon être social, s’exhumaient épisodiquement tel un péléen en éruption, de pitoyables trébuchements intellectuels. A tes côtés, j’ai appris les arts de l’écriture, la sagesse de l’écoute, la vanité de la suffisance, les vertus de la tolérance, le sens profond de l’humilité, la fidélité aux principes, le désir itératif d’apprendre des autres et aux autres et surtout la quintessence du mot Juste.
Je voudrais te dire aussi merci pour l’exemple que tu fus, et merci surtout pour l’immense richesse que tu laisses, non pas à tes héritiers seulement, mais à tout le pays de tes rêves. Te lire c’est visiter un espace de citoyenneté vraie, te relire c’est apprendre une leçon de vie.
Adieu mon maître.
Puisse ALLAH, dans son infinie bonté, te couvrir de sa Grâce et t’accorder une place de choix dans son céleste paradis.
Ton jeune frère Birane
Wane Birane
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