Le Calame : Le collectif de défense de l’ancien président de la République dont vous êtes membre a soulevé l’inconstitutionnalité de la loi anti-corruption (art 16 et 47), ce qui a conduit à l’ajournement du procès. Il entend saisir le Conseil constitutionnel. Pensez-vous que ce juge des lois vous donnera satisfaction ?
Me Taleb Kyar Mohamed : C’est ce qui est prévisible, au vu du caractère anticonstitutionnel des textes dont nous entendons saisir le Conseil Constitutionnel.
Parmi ces textes, et non des moindres, l’article 47 de la loi n°014/2016 portant lutte contre la corruption.
Cet article affecte une récompense aux juges du jugement, ainsi qu’à ceux de l’instruction, et au-delà, aux organes de poursuites, tels que les procureurs, et autres officiers de police judiciaire ; cette récompense correspond à 10% des biens remboursés, restitués ou confisqués.
Cet article est ainsi libellé : « Un pourcentage qui ne peut être inférieur à dix pour cent (10%) des biens remboursés, restitués ou confisqués au titre la présente loi est affecté aux structures et organes chargés de la détection, la poursuite, l’instruction et le jugement pour les infractions prévues par la présente loi ».
Cet article porte atteinte au libre-arbitre du juge tel que proclamé et protégé par l’article 90 alinéa 2 de la constitution, les dispositions préliminaires du code de procédure pénale, en ce qu’elles exigent parmi les conditions d’un procès équitable que le juge se tienne à égale distance des parties, comme il viole les droits fondamentaux de la personne humaine tels que proclamés par le préambule de la Constitution mauritanienne, qui renvoie à la protection des mêmes droits par les conventions internationales auxquelles la Mauritanie est partie prenante, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Déclaration universelle des droits de l’homme.
L’article 16 de la loi 014/2016 s’inscrit dans la même veine et porte atteinte dans les mêmes proportions et avec la même violence, aux droits fondamentaux de la personne.
-Ce procès a démarré depuis un mois. Quelles évaluations vous en faites ?
- Force est de constater que l’emprisonnement de l’ancien président de la République à la veille de la tenue de la session criminelle, alors même qu’il était libre, est une violation flagrante de la présomption d’innocence pourtant consacrée par la Constitution mauritanienne en ces termes, par l’article 13 :« Toute personne est présumée innocente jusqu’à l’établissement de sa culpabilité par une juridiction régulièrement constituée ».
Par ailleurs, l’article 10 de la constitution précise que la liberté ne peut être limitée que par une loi. Or, aucune loi ne prévoit l’emprisonnement d’un prévenu qui était libre à la veille des actes préparatoires à la tenue d’une session criminelle ; il s’agit en effet d’actes préparatoires, dont l’objet est d’informer le prévenu de la tenue prochaine de la session criminelle, sans plus.
Si le prévenu était en liberté avant la tenue de la session criminelle, il comparaît libre ; c’est le cas de l’ancien président de la République, qui devrait donc comparaître libre, en application des dispositions du code de procédure pénale en ses articles 251 à 263, et notamment l’article 256 qui est le seul à évoquer la mise sous mandat de dépôt à l’adresse du prévenu en liberté provisoire, or l’ancien président de la République n’était pas en liberté provisoire .
Aussi, son emprisonnement relève-t-il de l’arbitraire, et d’un choix orienté de textes inapplicables à son cas, s’agissant de textes arbitrairement sélectionnés, n’ayant aucun rapport avec le cas d’espèce.
Nous déplorons également que l’exception d’incompétence de la Cour criminelle que nous avons soulevée, ait été jointe au fond, alors qu’il s’agit d’une exception d’ordre public que la Cour devait soulever d’elle-même, ou à défaut suivre celui qui la soutient.
L’exception d’incompétence en matière pénale vise à protéger l’ordre public, et pas seulement l’intérêt privé de celui qui la soulève.
En ne statuant pas sur le siège en faveur de l’exception d’incompétence, la Cour criminelle prive l’ancien président de ses juges naturels que sont ceux de la Haute Cour de Justice, en violation de l’article 7 de la loi portant organisation judiciaire qui énonce que « nul ne peut être distrait de ses juges naturels », et en violation des textes qui régissent la Haute Cour de Justice.
-La partie civile vous accuse de faire traîner le procès, de tout faire pour ne pas aborder les questions de fond. Qu’en pensez-vous ?
-Il y a une seule question qui relève du fond ; il n’y en a pas dix, ni mille !
La seule question de fond est de savoir si le régime juridique dont relève le président de la République est régi par la Constitution ou par le statut de la fonction publique.
Propos recueillis par Dalay Lam
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