La Mauritanie est un pays à économie d’endettement, comme d’ailleurs la plupart des pays du globe, à l’exception de ceux qui abritent des places financières de renom. Or, dans les pays à économie d’endettement, la désintermédiation bancaire de l’emprunt révèle de manière mécanique l’absence des banques dans le financement de l’économie réelle, bien qu’il s’agisse de la première de leurs missions. Au-delà de cette incurie de l’industrie bancaire, la cohabitation entre une économie d’endettement et la désintermédiation de l’emprunt conduit à la dégradation du tissu entrepreneurial qui se poursuivra aussi longtemps que n’aura pas été mis en place un marché de capitaux, capable de drainer l’épargne en quantité et en qualité, et d’en assurer la redistribution aux investisseurs , conformément aux mécanismes boursiers de fixation des prix. L’emprunt est en effet au centre de la performance entrepreneuriale ; on ne peut pas imaginer qu’une entreprise puisse se passer de l’emprunt considéré de manière unanime par les financiers comme le facteur le plus moteur de la croissance interne des sociétés commerciales, bien plus que l’augmentation de capital, les subventions publiques ou autres produits exceptionnels.
Ce caractère pivot de l’emprunt dans la performance des entreprises, concerne également leur croissance externe, et les anglo-saxons qui sont financiers dans l’âme privilégient l’emprunt comme outil de croissance externe, à l’introduction en bourse, aux actifs financiers, et autres fusions-absorptions. Ils vous diront que c’est parce qu’une entreprise a des dettes qu’elle réussit à générer plus de rendement pour ses actionnaires qu’en fonction de l’ensemble de ses actifs. Ils ont même créé à cet effet un ratio spécial qui permet de calculer l’avantage d’emprunter.
Selon la vision anglo-saxonne, l’endettement a un effet multiplicateur sur la rentabilité des capitaux propres ; cette propriété explique à elle seule, la facilité avec laquelle les anglo-saxons se taillent la part du lion dans les opérations de croissance externe par la mise en place de LBO « leverage buy out » à travers la création d’une holding qui s’endette pour acquérir une société cible, alors que c’est la société achetée qui va payer le montant emprunté pour son acquisition, en se faisant facturer par la holding des produits , sous l’appellation innocente de prestations de services , les seules exigences juridiques étant que la holding soit régulièrement constituée, que son endettement soit en cas de vérification, inférieur dans une proportion d’ailleurs minime, à la valeur actuarielle de la société cible, que la holding apparaisse comme l’animatrice de la société cible sous forme d’assistance, en matière de gestion administrative, comptable, financière, fiscale, juridique.
L’approche anglo-saxonne de l’emprunt mérite une attention particulière, car chez ces gens là, tout se mesure à la fréquence empirique de l’événement ; c’est la répétition de l’expérience qui apporte de l’information et si le ratio affecté au calcul de la rentabilité induite par l’emprunt est considéré comme pertinent, c’est qu’il a fait ses preuves au fil du temps.
Qu’est-ce qui explique alors la désaffection des banques mauritaniennes pour l’emprunt, alors qu’à l’unanimité, les financiers du pourtour méditerranéen, comme ceux de l’autre côté de la manche ne lui trouvent que des vertus ? Qu’est ce qui explique cette désaffection dont la conséquence immédiate est d’éloigner l’industrie bancaire du financement de l’économie réelle ?
Ce n’est certainement pas par manque d’expertise, car nos banques s’exportent favorablement dans un environnement concurrentiel dont les effets pervers sont accentués par la complexité que porte en elle la mondialisation, et quand on s’exporte bien, c’est qu’on s’est ménagé les moyens de gérer cette complexité. Ce n’est pas non plus à cause de l’apparition d’un marché de capitaux qui pourrait faire se rencontrer épargnants et investisseurs dans le cadre d’opérations boursières faisant intervenir d’autres intermédiations que celles des banques ; si nous étions dans cette hypothèse, l’attitude des banques serait compréhensible, car une intermédiation boursière viendrait suppléer à leur absence.
On pourrait trouver à cette désaffection plusieurs explications dont l’absence d’un système assuranciel de qualité, qui accentue le penchant marqué des banques pour les affectations hypothécaires sur lesquelles sont adossées la plupart des emprunts, affectations hypothécaires qui ne sont à la portée que d’une minorité, qui rechigne d’ailleurs à s’endetter, mais auxquelles recourent les banques, en présence d’un système assuranciel désuet, pour faire porter le risque du prêt à l’emprunteur en exigeant systématiquement une affectation hypothécaire comme garantie et sûreté du remboursement du prêt ; l’une des causes réside également dans l’absence d’une loi de séparation bancaire qui aurait l’avantage de confiner l’industrie bancaire dans l’intermédiation sans aucune possibilité de capter l’épargne à des fins spéculatives, mais l’explication la plus édifiante est d’ordre historicojuridique.
Courant les années quatre vingt, le comité militaire, un des multiples comités qui ont émaillé la vie politique de ce pays, s’érigeant en organe législatif, va soumettre banques et assurances à une législation spéciale.
Cette législation est apparue de prime abord, favorable aux banques (les assurances n’étant pas notre propos pour l’instant), car elle leur permettait de bénéficier d’une procédure sommaire de recouvrement de leurs créances réelles ou supposées au vu d’un simple relevé bancaire, qui constituait alors une présomption légale ; toutefois, cette législation va provoquer une méfiance chez les épargnants, doublée d’une autre chez les investisseurs, comme elle va induire un appauvrissement de l’industrie bancaire ; en effet les banquiers, forts de ces nouvelles dispositions au régime juridique exceptionnel, vont durcir les conditions d’octroi de l’emprunt qui va prendre de plus en plus la forme exclusive d’une créance hypothécaire, pour contrebalancer la défaillance du système assuranciel.
Les banques vont également se faire expertes dans l’art du dilatoire. Cet art du dilatoire va se traduire par une capitalisation inconsidérée du prêt, doublée de frais de dossier faramineux, alors que d’un autre côté, le prêt est mis à la disposition de l’emprunteur dans des conditions suffisamment dégradées pour qu’il puisse en disposer de manière optimale. D’incidents en incidents, les relations entre banquier et débiteur vont s’envenimer, au détriment de ce dernier qui va se retrouver, toutes affaires cessantes et, avant même l’échéance de l’emprunt, traduit devant un tribunal d’exception composé de militaires, avec une dette fondée sur un relevé bancaire présenté de manière unilatérale par la banque, et au bout, une condamnation assortie d’une exécution provisoire sur la totalité, outre une dépossession de son bien sous hypothèque que la banque va réaliser à son profit à l’issue d’une vente aux enchères qui ressemble plus à un acte de violence qu’à un acte de droit, et dont le pauvre vrai- faux débiteur va accepter le dénouement pour éviter la contrainte par corps telle que prévue par la nouvelle loi sur le recouvrement des créances bancaires.
C’est cette législation, conçue pour être favorable aux banques, qui va finir par leur être préjudiciable et va conduire à leur méfiance vis-à vis de l’emprunt.
En effet, avec la levée de l’état d’exception et l’émergence d’un Etat de Droit , le transfert du contentieux bancaire sera opéré en faveur des juridictions de droit commun ; les recours bancaires seront jugés par une nouvelle race de magistrats, universitaires pour la plupart, suffisamment outillés pour examiner sur la base du droit des contrats si les conditions relatives au caractère certain, liquide et exigible de la créance réclamée par la banque sont remplies, outre le fait que le relevé bancaire n’est plus regardé par ces magistrats, comme une présomption légale, mais comme une présomption simple admettant la preuve contraire. Certains autres magistrats, de culture juridique islamique vont, sans se soucier des arguments de la banque, déclarer purement et simplement la nullité des contrats de prêts pour présence d’aléa, ces contrats stipulant une clause de rémunération du prêt sous forme d’intérêts.
Le nouvel environnement judiciaire qui n’accorde plus de privilèges pour les banques va donc créer chez elles, une méfiance vis-à-vis du prêt, une réticence à l’accorder , les banques s’étant focalisées pendant plus de deux décennies, sur les techniques de recouvrement, plus que sur la qualité des prêts qu’elles accordaient et leur incidence positive sur l’investissement . (à suivre)
*Avocat à la Cour
-- Ancien membre du conseil de l’Ordre
source lecalame.info