On ignore le nombre exact d’esclaves en Mauritanie, contrée peuplée d’environ quatre millions d’habitants. Les estimations les plus conservatrices avoisinent les 40 000, mais certains n’hésitent pas à évoquer le chiffre de 160 000. « Ce que je sais, c’est qu’il y en a beaucoup », affirme Haby Mint Rabah, 43 ans. Dans son logement modeste en périphérie de Nouakchott, la capitale mauritanienne, l’ancienne esclave raconte une vie passée dans la terreur de ses maîtres à la peau claire, des Maures. « Ils nous frappaient, ils nous humiliaient, ils nous torturaient […] Notre seul devoir était de travailler pour eux. »
Séparée de ses parents et de ses frères, Haby raconte avoir commencé à travailler très jeune, lorsqu’elle avait environ sept ans. « Je gardais les troupeaux et j’allais chercher de l’eau », explique la femme aux traits prématurément tirés par une vie de dur labeur. Avant qu’une ONG antiesclavagiste ne la libère en 2008, Haby a tenté de fuir à quelques reprises. Apeurée et n’ayant nulle part où aller, elle finissait toutefois par regagner le domicile de ses maîtres. « Je ne savais pas comment partir », lâche-t-elle. Sans famille, sans éducation et sans argent, fuir et commencer une nouvelle vie semblait une mission impossible pour Haby.
« La société est esclavagiste »
« L’esclave chez nous n’est pas enchaîné. Il est libre de ses mouvements, mais attaché par son éducation », explique Boubacar Messaoud, assis dans la tranquillité de son jardin. Le regard de l’homme âgé de 72 ans se durcit lorsqu’il évoque la question. C’est que Boubacar parle d’expérience. L’esclavage lui a collé à la peau pendant ses années d’enfance passées dans les champs de Rosso, au sud de la Mauritanie. « Votre mère vous éduque comme un esclave. Vous apprenez très vite qui vous êtes, on vous le dit », ajoute-t-il avec amertume.
Photo: Yasmine Mehdi Le DevoirScène de vie quotidienne à Nouakchott, capitale de la Mauritanie
Malgré une jeunesse passée sous le spectre de la servitude, Boubacar a eu une chance que Haby n’a pas eue : ses maîtres lui ont permis d’aller à l’école. Avec les années, il finira par obtenir sa liberté et par fonder l’association SOS-Esclaves. Aujourd’hui une figure de proue du mouvement antiesclavagiste, Boubacar poursuit son combat pour aider les anciens esclaves qui, même une fois libérés, continuent de faire face à de nombreuses barrières. « On vient en aide à des gens qui se noient », résume celui qui a effectué quelques séjours en prison pour ses activités militantes.
Esclave un jour, esclave toujours
Depuis qu’Haby Mint Rabah est libre, ses préoccupations quotidiennes ont changé du tout au tout. « Là-bas, je ne me souciais pas de manger. Maintenant, j’ai des responsabilités, j’ai des problèmes à résoudre pour vivre », explique-t-elle. Même constat du côté de Maatallah Ould Mbeirik. L’homme âgé de 42 ans a fui en 2002 et a dû se battre dix longues années pour libérer sa mère et sa soeur. « Quand j’étais esclave, j’étais mal traité, mais j’avais de quoi manger et boire. Aujourd’hui, je suis libre, mais je n’ai rien. » Les deux anciens esclaves habitent dans la périphérie de Nouakchott, la capitale mauritanienne. Dans ces quartiers, une population démunie, née de l’urbanisation effrénée des dernières décennies, s’entasse pêle-mêle dans les bidonvilles où l’eau et l’électricité sont rares, contrairement aux montagnes de détritus qui jonchent le sol.
L’esclave est un damné. Il n’est rien et il n’a rien.
Boubacar Messaoud, ancien esclave et fondateur de l’association SOS-EsclavesAu-delà de la précarité économique dans laquelle vivent les anciens esclaves, des obstacles structurels continuent de faire d’eux des citoyens de seconde classe — l’accès restreint aux papiers en est l’exemple le plus flagrant. « L’esclave n’a jamais eu de papiers puisqu’il était un bien de la tribu », explique Fatimata M’Baye, avocate et militante antiesclavagiste. Ainsi, le fils de Haby, âgé de dix ans et né d’un viol, ne peut pas s’inscrire officiellement à l’école puisqu’il n’a pas de papiers. « C’est comme si nous étions toujours esclaves », soupire Maatallah, dont les neveux sont dans la même situation.
Ces difficultés, aussi accablantes puissent-elles être, sont le prix qu’Haby et Maatallah ont accepté de payer pour leur liberté. S’ils se battent aujourd’hui, ce n’est pas tellement pour améliorer leurs conditions que pour laisser un monde plus équitable à leurs enfants. « Je ne regrette pas d’être partie. Je regrette tout ce temps passé là-bas, tout ce que j’ai pu endurer comme maltraitance […] Le sentiment d’être esclave est tellement fort que même quand on est libéré, on ne peut pas oublier ce qui s’est passé, confie Haby. Je savais que si mon fils restait là-bas, il allait vivre la même chose que moi. C’est pour lui que j’ai fui. »
Que dit la loi ?
La Mauritanie a criminalisé l’esclavage en 2007. Depuis, les gouvernements se succèdent et s’obstinent à refuser de reconnaître son existence. « Aujourd’hui, l’esclavage n’existe plus en Mauritanie. Les allégations faisant état de marchés d’esclaves ou de l’existence de personnes asservies sont fallacieuses et mensongères », a affirmé le commissaire adjoint aux droits de l’homme de Mauritanie, Rassoul Ould El Khal, dans un courriel envoyé au Devoir. En 2015, le Parlement mauritanien a adopté une nouvelle loi contre l’esclavage, durcissant les peines d’emprisonnement et faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité. Trois tribunaux spéciaux ont été mis en place, mais n’ont rendu que deux condamnations — alors que SOS-Esclaves dit avoir documenté près de 300 cas. « C’est une opération pour prouver à l’opinion publique internationale qu’il n’y a pas d’esclaves », déplore le militant Boubacar Messaoud. « Soit on décide de lutter contre l’esclavage, soit on ne le fait pas », renchérit l’avocate Fatimata M’Baye.