Un procès d’une ampleur sans précédent se déroule à Nouakchott depuis mercredi 25 janvier. Après deux années de procédures menées par le pôle anticorruption, douze personnalités liées aux sphères économiques et politiques comparaissent au palais de justice de la capitale mauritanienne. Parmi elles figure Mohamed Ould Abdel Aziz, chef de l’Etat de 2008 à 2019. A ses côtés, Yahya Ould Hademine et Mohamed Salem Ould El-Béchir, anciens premiers ministres. Les autres accusés ont occupé des fonctions politiques mais également économiques de premier rang dans les années 2010.
Derrière une grille fermée de la salle d’audience se trouvent des ministres et de hauts responsables d’entreprises publiques, comme l’ancien directeur de la Société nationale industrielle et minière (SNIM) ou celui de la Somelec, la compagnie nationale d’électricité. Ils doivent répondre de délits financiers : « enrichissement illicite », « abus de fonctions », « recel de produit du crime », « trafic d’influence », « blanchiment »…
« Plus de soixante avocats doivent plaider et le dossier d’instruction fait près de 10 000 pages, explique Mohamed Abdellahi Bellil, président de l’Observatoire mauritanien de lutte contre la corruption, qui s’est constitué partie civile. Ce procès est exceptionnel car il constitue un évènement social et judiciaire. Depuis une semaine, les Mauritaniens suivent les plaidoiries dans les médias, sur les blogs, et commentent les joutes oratoires des uns et des autres. »
« Test pour notre pays »
Le premier jour d’audience, des dizaines de personnes s’étaient massées devant le palais de justice, certains afin de soutenir Mohamed Ould Abdel Aziz, d’autres pour exhorter l’ancien général, porté au pouvoir à la faveur d’un putsch en 2008 puis élu président en 2009 et réélu en 2014, à « rendre l’argent ». « On a à entendre le droit, écrit Le Calame, journal indépendant parmi les plus lus du pays, dans son éditorial du mardi 31 janvier. Le droit dans toute sa noblesse, au service de la vérité. Il ne s’agit pas ici d’idéalisme ni même d’éthique. C’est très concrètement notre avenir qui est en jeu. »
Dans ce pays pauvre de 4,5 millions d’habitants, classé 140e sur 180 par l’organisation anticorruption Transparency International, l’envie de voir la justice sociale s’imposer est forte au sein de la population. « Les Mauritaniens veulent un procès équitable au cours duquel toutes les parties vont pouvoir exprimer leurs arguments, assure Mohamed Abdellahi Bellil. C’est un test pour la justice du pays : la séparation des pouvoirs existe-t-elle ? »
La discorde entre le fougueux Mohamed Ould Abdel Aziz et le placide Mohamed Ould Ghazouani, qui lui a succédé à la présidence en août 2019, alimente les conversations. Est-elle à l’origine de ce procès ? Les deux hommes ont été « des amis de quarante ans », selon eux, des frères d’armes aussi. Dans un pays qui a connu de nombreux coups d’Etat, leur amitié s’était forgée dans la réussite de deux putschs, puis lorsque Mohamed Ould Ghazouani fut directeur de cabinet, puis ministre de la défense de M. Aziz.
Les premières tensions sont apparues lorsque ce dernier a tenté en vain de mettre la main sur le parti au pouvoir, l’Union pour la République (UPR), après son départ de la présidence. Puis la rumeur d’un coup d’Etat fomenté par M. Aziz a circulé. « Ce procès est évidemment politique, s’emporte Antoine Vey, l’un des neuf avocats de l’ancien président. En termes de droit de la défense et d’indépendance de la justice, il échappe à tous les standards internationaux. Tant que mon client n’affirmera pas haut et fort qu’il se retire définitivement de la politique, on ne le libérera pas ! »
Devant le palias de justice de Nouackchott, où l’ancien président mauritanien Mohamed Ould Abdel est jugé pour corruption depuis le 25 janvier 2023. MED LEMIN RAJEL / AFP
Les premières audiences ont été consacrées à des questions juridiques liées notamment à la compétence de la cour. Le procès, dont la durée n’a pas été précisée, doit entrer maintenant dans sa phase de débats. La cour va notamment devoir examiner les accusations de « trafic d’influence », « abus de fonction » ou « dissipation de biens publics immobiliers » qui pèsent sur Mohamed Ould Abdel Aziz, 66 ans. Menée par une commission parlementaire sur demande de l’Assemblée nationale, une enquête financière a déjà fait l’objet d’un rapport explosif de huit cents pages dans lesquelles l’ancien président apparaît comme le décideur d’un système mêlant abus de pouvoir et corruption, même s’il n’est jamais nommément cité.
« La décennie Aziz »
Le document revient sur l’attribution de plusieurs marchés suspects (vente de domaine de l’Etat, activités d’une société chinoise de pêche…), mais également sur la gestion d’établissements publics pendant la « décennie Aziz ». « La plupart des décideurs responsables des violations relevées ont affirmé qu’ils ont été instruits par l’ancien président de la République », conclut le rapport. Pas moins de 109 contrats d’infrastructures ont notamment été étudiés par la commission. « L’Etat ne pouvait ignorer l’ampleur des illégalités commises dès lors que plus de 89 % des marchés ont été passés par entente directe », souligne le rapport.
En matière de fraude et d’évasion fiscale, le secteur de la pêche, qui représente 40 % des exportations en Mauritanie, offre un exemple éloquent. « La société IPR est la propriété de personnes proches de l’ancien président qui lui ont permis d’organiser des malversations d’une très grande ampleur ayant donné lieu à une importante fraude fiscale », dénonce le rapport. Il détaille par exemple comment cette société avait conclu un partenariat avec des entreprises étrangères afin d’exploiter un bateau congélateur pour collecter la pêche de trois chalutiers « ayant bénéficié de sauf-conduits délivrés par le ministère des pêches pour transborder frauduleusement en haute mer leur cargaison sur le bateau collecteur. »
Pendant dix ans, des profits, estimés à 24 millions de dollars au minimum (21 millions d’euros), auraient selon la commission d’enquête parlementaire ainsi été détournés et placés dans des comptes en Chine, Hongkong, en Allemagne, en Irlande ou à Singapour. Selon le parquet, le montant global des biens et avoirs « frauduleusement dissipés » est évalué à 96 millions d’euros.
Au cours du procès, l’ancien président devra justifier l’origine de sa fortune qu’il qualifie « d’immense ». « Mais l’enrichissement de M. Aziz pendant son mandat est-il illégal ? s’interroge Antoine Vey. Est-il le fruit d’une corruption ? Les charges ont été confectionnées par un organe politique, il n’y a eu aucune instruction par une autorité judiciaire indépendante. »