Le calame : Nous sommes à 6 mois de la prochaine élection présidentielle. Excepté, le parti du pouvoir et le gouvernement, rien ne bouge du côté de l’opposition. On a le sentiment que le scrutin est joué d’avance. Partagez ce sentiment ?
Khalil Dedde : D’abord, je vous remercie pour cet entretien autour des questions d’actualité qui concernent la vie de notre pays, et vous exprime mes meilleurs vœux pour l’année 2024.
Oui nous sommes à 6 mois de l’élection présidentielle qui est le scrutin le plus important, compte tenu de ses enjeux multiples : politiques, économiques, diplomatiques etc. Mais la question est dans quelles conditions cette élection va-t-elle se dérouler ? Je rappelle que le triple scrutin de mai 2023 fut une grande déception pour la majorité de la classe politique, toutes tendances confondues, du fait des conditions de leur organisation, non transparentes et dénuées de tout crédit, provoquant donc une crise électorale ayant ramené le pays à l’atmosphère de crispation et de tensions. En réponse à cette crise électorale, le Ministère de l’intérieur et de la décentralisation avait réuni la commission dite de suivi pour analyser le problème et dégager des pistes d’un dénouement qui tendrait à normaliser la gouvernance électorale. Mais aucune suite n’a été donnée à cette rencontre importante, à cause du silence du Ministère de tutelle et de la posture adoptée par l’opposition parlementaire qui s’est apparemment accommodée avec les circonstances créées par la nouvelle assemblée nationale. Ainsi donc, les lignes n’ont pas bougé au niveau du système électoral, pas de réformes rectificatives, et le même dispositif, à charge de cette question fondamentale, reste en place ! Ceci dit, à quoi peut-on s’attendre en Juin 2024 ? La répétition de l’expérience catastrophique, de mai dernier, n’est plus attrayante, un dégoût s’installe à l’égard d’un système pipé, ne permettant aucune alternance démocratique aux affaires. Dans une telle situation, le pouvoir est le principal bénéficiaire, il se met tranquillement en course en activant le même système à base tribale, ethnique et régionale, qui a toujours servi de tremplin pour tous ceux qui ont dirigé l’Etat jusqu’ici. Mais la crise sociale étant aigue, les frustrations et discriminations répandues et les ambitions, de toutes sortes, montant en puissance, le jeu peut rester ouvert et des inconnues planent encore sur les candidatures ou sur d’autres actions d’une autre nature.
-A quelques mois de cette échéance, certains observateurs se demandent si l’UFP est encore dans le camp de l’opposition ou du pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, que fera-t-elle ?
- Non, l’UFP reste une formation politique d’opposition, tant qu’elle n’est pas au pouvoir, seule ou avec d’autres. Mais, mue par des considérations patriotiques, unitaires et de progrès, son travail politique s’inscrit dans le cadre d’une initiative proposée pour tous les acteurs nationaux depuis décembre 2022. Cette initiative se fonde sur une analyse critique de la situation d’ensemble du monde, de la sous-région et du pays, d’une part, et de l’état réel des forces politiques en présence, d’autre part, tout en s’inspirant aussi des leçons tirées d’une longue pratique électorale au cours de trois décennies tumultueuses. Il se dégage de cette réflexion qu’une large entente nationale, autour d’un programme visant à stabiliser et à réformer le pays est nécessaire afin de relever les défis qu’implique l’étape historique qu’il traverse. De façon consciente, l’UFP appelle l’ensemble des forces politiques, pouvoir et opposition, à dépasser leurs contradictions secondaires en vue de parvenir à un compromis dynamique et positif pour tous. Cette façon, non manichéenne, de faire la politique n’est pas toujours comprise. Voilà l’origine de l’ambiguïté, pour certains, du positionnement politique de l’UFP qui reste une force d’opposition démocratique mettant l’intérêt national au-dessus de ses agendas spécifiques. De façon précise, notre conseil national, au cours de sa session imminente, déterminera notre position finale par rapport à l’élection présidentielle de juin. D’ores et déjà, toutes les options sont ouvertes, boycott ou participation derrière notre propre candidat ou en alliance avec tout autre candidat qui accepterait de signer avec nous un programme électoral commun.
-Vous avez signé depuis quelques mois le pacte républicain avec le RFD et INSAF. Quand est-ce qu’auront lieu ses assises ?
- En septembre dernier, de façon solennelle, nous avons signé un pacte républicain avec trois parties : RFD, INSAF et le Ministère de l’intérieur et de la décentralisation qui représente le gouvernement à cette occasion. Les assises de ce pacte devaient avoir lieu, au plus tard, deux mois après sa signature. Aucune date de lancement des ateliers n’a pu être tenue jusqu’à présent à cause de la volonté de certains signataires de faire participer, coute-que-coute les partis de l’opposition parlementaire et l’APP, mais ceux-ci ne se déterminent pas encore clairement. Nous espérons encore qu’une date sera convenue pour mettre fin à cette valse de tergiversations.
-On entend par ci et par là que les démarches sont effectuées en direction de du reste de l’opposition en vue de la faire rallier à votre initiative. Si oui, où vous en êtes et avec quels partis, elles sont engagées ?
-L’UFP et le RFD, co-initiateurs de l’initiative, n’ont ménagé aucun effort pour que les partis de l’opposition parlementaire se joignent à eux pour la mise en œuvre de ce projet à travers des ateliers ouverts à toutes les opinions et dont l’objectif est de débattre du contenu du pacte pour aboutir à des conclusions consensuelles, à décliner sous forme de mesures concrètes de nature régler les grands problèmes objets de controverses dans le pays, tels que le passif humanitaire, le système électoral, l’esclavage, la gouvernance économique etc. Mais ces partis ont opposé, de façon dilatoire, une fin de non-recevoir à cet appel, et il s’est révélé que trois d’entre eux ont d’ailleurs beaucoup plus de proximité avec le Ministère de l’intérieur.
-Comment entendez-vous convaincre le reste de l’opposition qui se considère flouée et mise devant le fait accompli et ne se sent donc pas concernée par votre démarche ?
- L’autre opposition se considère flouée et mise devant le fait accompli !? C’est curieux et étonnant comme sentiment ! l’UFP et le RFD n’étaient liés avec aucun autre parti d’opposition par un pacte ou une quelconque organisation pour les flouer ou pas. Doit-on empêcher un parti politique souverain ou une coalition de partis de prendre une initiative ? Bien sûr que non. Le 21 décembre 2022, l’appel lancé publiquement par la coalition UFP-RFD-UNAD, n’a reçu aucune réponse des autres partis de l’opposition. Pourquoi ? Seul le parti INSAF avait réagi positivement et avait accepté de discuter avec notre coalition la proposition d’une large entente nationale, discussion qui avait débouché sur un accord qui stipule, entre autres, que tous les autres partis politiques devaient être approchés et rassurés que le projet restait ouvert à leurs éventuels apports. Ce qui fut fait : une délégation de l’UFP et du RFD a fait le tour de tous les autres partis d’opposition pour les informer et souhaiter leur adhésion, mais peine perdue. Donc, leurs arguments de se sentir floués ou mis devant le fait accompli, ne résistent pas aux faits contraires. Désormais, c’est le ministère de l’intérieur qui s’occupe de leur cas.
-Depuis que vous avez signé le pacte, vous attelez à démontrer c’est la voie royale, que c’est le meilleur moyen pour régler les problèmes du pays. A votre avis, pourquoi si ce pacte est si important que vous le dites, le reste de l’opposition ne se rue dans les brancards ?
-L’importance du pacte tient à trois éléments : son contenu qui reprend les grandes revendications de l’opposition et les principales attentes des citoyens, à la signification symbolique de ses signataires et au caractère très sensible de la conjoncture temporelle qui l’a vu naître. L’opposition est traversée, depuis 2019, par un émiettement, voire un schisme profond qui s’explique par l’immaturité politique, l’étroitesse d’esprit et la prééminence des égos sur les données qui rassemblent.
-Quels sont les principaux problèmes que le pacte républicain pourrait régler justement ? N’avez-vous pas le sentiment que le Pacte n’est pas bien expliqué et compris au sein de l’opinion ?
-Le pacte républicain a été largement diffusé dans les différents médias, il s’engage à affronter et proposer des remèdes à des problématiques complexes comme celles de l’unité nationale et de la cohésion sociale, du passif humanitaire, de la crise sociale, pour ne citer que ces exemples. Son rapport à l’opinion a certainement pâti des louvoiements et des micmacs qui compliquent les efforts de sa mise en œuvre.
- Lors des dernières élections locales de mai dernier, vous avez tous accusé le pouvoir et la CENI de fraude jamais égalée, pourtant une feuille de route avait été signée entre le ministère de l’intérieur et les partis politiques. Qu’est-ce qui vous fait croire aujourd’hui que le pouvoir mettrait en œuvre les recommandations du pacte ?
-Les élections de mai passé étaient particulièrement bâclées, leur chronogramme n’était pas tenable et la CENI, mise en place, n’a pas été à la hauteur des enjeux. Les problèmes internes, de l’opposition et du pouvoir, ont ouvert la voie au manque de respect des accords et à de nombreuses irrégularités. La particularité du pacte, ce qui est un acquis important, est que sa lecture et sa signature ont été actées de la façon la plus officielle possible, donnant lieu à un témoignage large difficile à contredire. Il ouvre des perspectives rassurantes pour tous.
-L’UFP est un des vieux partis politiques de la scène mauritanienne. Comment explique-t-elle la léthargie de l’opposition ? Le pouvoir ? l’égo des dirigeants des partis, l’absence ou la faiblesse de la culture politique ?
-Vaste question, à laquelle j’ai déjà donné des éléments de réponses à la sixième question. J’ajoute simplement d’autres observations qui rapportent des facteurs dont l’impact sur la misère et la médiocrité de la culture politique dans le pays est patent : une rupture générationnelle, les nouvelles pratiques de communications liées à la révolution numérique, la crise sociale dans une société de consommation où la quête du quotidien borne les vues, le populisme ambiant et j’en passe…
-La lutte contre la corruption ne cesse d’alimenter les débats, le gouvernement en fait un cheval de bataille, ce qui, il faut le souligner n’a pas suffi à enrayer cette pandémie. Qu’est-ce qui a manqué au président Ghazwani pour vaincre ce mal qui gangrène le pays durant son premier quinquennat ? Manque de fermeté ou problème de système ?
-Il me semble que cette question doit, plutôt, être posée au président Ghazouani lui-même. Moi, en tant qu’observateur, je trouve que ce fléau tend, malheureusement, à devenir un mode de vie qui imprègne les rouages de l’Etat et la société urbaine. Son éradication exige plus d’engagement sans faille et plus de synergie à toutes épreuves, en matière de prévention, d’application des lois et de l’écartement de tous les fautifs de toute responsabilité publique.
-Si on vous demande d’attribuer une mention au quinquennat du président Ghazwani, que dirait le Professeur d’université et acteur politique que vous êtes ?
-Un quinquennat perturbé par des contingences malheureuses comme le coronavirus, l’héritage lourd de la décennie de son prédécesseur et les retombées négatives des tensions et guerres dans le monde. Le président a résisté mais pouvait mieux faire en mettant à contribution le climat d’apaisement dont il a profité.
- L’école républicaine, la place des langues nationales Pulaar, Soninké et Wolof dans la nouvelle réforme suscitent beaucoup de controverses au sein de l’opinion. Le pacte se propose d’y apporter des solutions. En attendant, quel est votre avis sur les premiers pas de cette école républicaine ?
-Je trouve que l’option de l’école républicaine est une bonne chose dans la mesure où elle vise à asseoir les bases d’un système éducatif efficace et conforme aux réalités du pays. Faute de pouvoir raisonner sur un bilan concret et global ciblant les premiers pas de cette école, je préfère me limiter à certains aspects que m’inspire la controverse, à ce sujet, au niveau de l’opinion. L’officialisation des autres langues nationales (Pular, Soninké et Wolof) devrait précéder leur insertion dans l’enseignement, les ressources humaines suffisantes et de qualité manquent, ainsi que les infrastructures, les cantines scolaires et la tenue unique des élèves qui sont autant de préalables posés. Les conditions d’une mise en œuvre réussie de cette option capitale sont donc difficiles à réunir, c’est un chantier titanesque qui requiert du sérieux, de la persévérance et de l’inclusivité.
Je vous remercie.
Propos recueillis par Dalay Lam
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