Le Calame : La Banque centrale vient de décider que le capital de toute banque nationale doit être portée à 2 milliards MRU et a donné aux banques jusqu’à mai prochain pour se conformer à cette directive. Cela ne risque-t-il d’être un lourd fardeau pour certaines banques n’ayant pas une grande assise financière?
Dr. Abdellahi Mohamed Ewah : Pour bien répondre à votre question, il est important de comprendre le contexte dans lequel se situe l’Instruction No29 du Gouverneur de la Banque Centrale de Mauritanie en date du 27 Décembre 2023 et relative au capital minimum et aux règles des fonds propres nets des établissements de crédits. Cette Instruction qui fixe le capital minimum de toute banque primaire à 2 milliards MRU, vise à permettre aux banques d’avoir suffisamment de ressources propres pour faire face au risque d’illiquidité qui a conduit récemment certaines banques à la banqueroute.
En effet, on peut observer que sur les années 2010-2022, le ratio global de fonds propres des banques n’a cessé de baisser passant de 34% en 2010 à 17,7% en 2022, ce qui augmente la vulnérabilité du système bancaire d’autant plus qu’il est déjà exposé à un risque systémique avec certaines banques insuffisamment solides, un taux de prêts non performants (PNP) encore très élevé (22,7 % fin 2021) et des provisions relativement faibles (58,4 % des PNP).
Cette situation a été signalée par un rapport de la Banque mondiale qui reconnait que «les risques du secteur financier demeurent élevés, les banques commerciales faisant face au resserrement de la liquidité et à un cadre de supervision bancaire peu efficace.» (Voir Cadre de partenariat-Pays 2018-2023, Groupe de la Banque Mondiale, 13 Juin 2018, page 27).
C’est dans ce contexte qu’intervient la nouvelle mesure de la BCM visant à permettre aux banques d’avoir un matelas de liquidités leur permettant de faire face aux risques inhérents à l’activité bancaire.
Cette mesure permet en effet d’augmenter la confiance des déposants, de booster l’inclusion financière et de relever le taux de bancarisation qui reste l’un des plus faibles de la région (15%) en absorbant davantage l’épargne nationale.
Elle a également comme effet d’accroitre la capacité de financement de l’économie (via le crédit aux entreprises) et de l’Etat (à travers les bons de Trésor).
Cependant cette mesure, malgré ses nombreux aspects positifs, peut difficilement être mise en œuvre par les banques à faible assise financière, notamment certaines banques récentes n’ayant pas beaucoup de déposants ni de réserves suffisantes. Dans ces conditions, comme vous l’avez bien signalé cela peut bien constituer un lourd fardeau pour ces banques.
La BCM a également exigé que les fonds propres de base nets doivent maintenir en permanence un niveau minimum de 3 milliards nets. Ce qui constitue une somme énorme pour des banques ayant souvent des problèmes de liquidités. Comment peuvent-elles s’y conformer?
Effectivement, la BCM a exigé aussi que les fonds propres de base nets doivent garder à tout moment un niveau minimum de 3 milliards MRU. On entend par fonds propres de base nets le capital plus le report à nouveau plus les réserves plus le bénéfice de l’exercice.
A mon avis, l’exigence par la BCM du maintien d’un niveau minimum de fonds propres de base net de de 3 milliards MRU sera difficile à honorer par les banques les récentes du fait de la faiblesse de leur assise financière qui seront ainsi défavorisées par rapport aux anciennes banques, plus solides financièrement.
Peut-être que la BCM serait mieux inspirée de nuancer cette mesure en l’adaptant à la situation des nouvelles banques.
Après le dépôt de bilan de la Maurisbank et de la NBM et les difficultés croissantes que rencontrent d’autres banques, ne risque-t-on pas avec ces mesures de voir le système bancaire s’écrouler?
Il est important de bien comprendre les raisons qui ont conduit au dépôt de bilan de la Maurisbank et de la NBM, pour voir dans quelle mesure les décisions de la BCM relatives au niveau exigible du capital social et des fonds propres nets des banques contribuent à la stabilité du système financier.
Plusieurs facteurs ont conduit à la banqueroute de la Maurisbank et de la NBM:
* La prolifération des banques durant cette dernière décennie a entraîné la dispersion des dépôts limitant leur progression aux niveaux des anciennes banques et créant de faibles dépôts dans les nouvelles. En outre, la majorité des dépôts de l'État qui constituaient une part considérable des dépôts des banques est allée au Trésor public ou à la CDD. Enfin, malgré la multiplicité des banques (au nombre de 20), le taux de bancarisation n’arrive pas dépasser les 15% (de 100 000 agents économiques dont la majorité sont en difficulté). Ce taux est faible par rapport aux pays comparables.
* Le financement démesuré des sociétés et entreprises apparentées aux banques et qui ne respectent pas les ratios prudentielles. Ce qui dénote du laxisme de la supervision bancaire comme l’a confirmé le rapport précédemment cité de la Banque mondiale : « Les régimes prudentiels et cadre de surveillance actuellement en place, qui sont insuffisants pour faire face aux faillites bancaires, seront également pris en compte dans le cadre du programme du FMI. ».
* Le système ne joue pas son rôle de financement de l’économie car l’actionnariat est détenu par des groupes dont la priorité est leur propre autofinancement, ce qui explique que les ratios prudentiels limitant le financement des apparentés n’est pas respecté par la plupart des banques exposant ainsi l’ensemble du système à des risques inconsidérés, ce qui a déjà conduit à la faillite de la Maurisbank et de la NBM.
Dans ce contexte, les mesures prises par la BCM visent principalement à consolider l’assise financière des banques et à renforcer la stabilité du système financier. Par conséquent, la BCM, en exigeant un capital social minimum de 2 milliards MRU et un niveau minimum de fonds propres nets 3 milliards MRU, cherche ainsi à prévenir et reduire au minimum le risque de banqueroute des banques.
Quelles mesures pourraient prendre la Banque centrale si les banques trouvent des difficultés à respecter cette nouvelle décision?
Comme je vous l’ai déjà indiqué le délai de 6 mois exigé par la BCM pour l’application de ses instructions est difficile à tenir surtout par les banques les plus récentes.
Par conséquent si ces banques trouvent des difficultés à respecter les instructions de la BCM, cette dernière devrait à mon avis faire preuve de souplesse, en termes d’allongement du délai de mise à niveau par le biais d’un plan-cadre pour chaque banque avec un chronogramme adapté.
Dans un pays où le taux de bancarisation est très faible, comment peut-on expliquer le fait qu’il y ait autant de banques?
A mon avis, la prolifération de banques ces dernières années en Mauritanie n’obéit pas seulement à une logique économique liée au besoin de financement de l’économie nationale.
Cette prolifération pourrait s’expliquer par une logique politique, en rapport avec l’influence et le lobbying des grands groupes d’affaires qui ont réussi à avoir leurs propres banques avec comme objectif principal de financer d’abord leurs propres affaires. Ainsi, des personnes physiques sont les actionnaires principaux de onze (11) banques locales, alors que deux (2) banques sont contrôlées par des sociétés commerciales non financières.
Cette situation conduit les banques locales qui sont liées à des groupes commerciaux à s’exposer à des risques et à des défis significatifs. La plupart des banques locales fournissent des services financiers internes à des conglomérats commerciaux. Ces liens avec ces groupes compliquent les activités de supervision, dans la mesure où il est difficile de délimiter les périmètres respectifs des différentes sociétés impliquées, et de gérer les risques de conflit d’intérêts, et en raison de l’opacité des transactions avec des parties liées. L’introduction récente d’administrateurs indépendants au sein des organes de gouvernance des banques contribuera peut-être à diminuer certains risques liés à cette situation.
Est-ce que la BCM ne vise pas à travers ces mesures à obliger les banques à fusionner?
Comme je l’ai déjà signalé, la prolifération récente des banques n’obéit pas au premier chef à une rationalité économique en rapport avec les besoins en financement des agents économiques nationaux. Elle obéit plutôt à une logique d’intérêts des groupes d’affaires privés. Cela a eu pour conséquence la dispersion et la faiblesse des dépôts aussi bien au niveau des anciennes banques que des nouvelles.
Dans ces conditions, il est tout à fait raisonnable d’envisager la fusion de certaines banques à faible assise financière qui autrement ne pourraient pas survivre en respectant les normes minimales exigées désormais par la BCM pour créer une banque fiable et saine.
Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh
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