Chronique de l’agonie
Le 25 août 2023, l’hebdomadaire l’Express publie, une série de scénarii de prospective politique, au terme de quoi le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) s’empare de Bamako et y proclame le Califat, le 24 novembre 2024. La carte de l’Afrique de l’Ouest ainsi exposée à l’appui du jeu d’hypothèse, illustre l’expansion des entités terroristes, vers le Golfe de Guinée et au-delà. A l’inverse de l’opération Serval en 2013, une intervention française viendrait seulement pour sanctuariser quelques Etats de la côte occidentale et éviter leur basculement sous l’autorité de la théocratie. A cause des violences, de l’insécurité alimentaire et des violations des droits de la personne, des mouvements massifs de réfugiés gagneraient l’Afrique du Nord et l’Europe, provoquant une nouvelle crise migratoire ;
afin de favoriser la victoire électorale de l’extrême droite qui résulterait de l’exode, la Russie, 3ème partie au conflit grâce à sa milice Wagner, paierait les services de passeurs. Evidemment, il s’agit d’un exercice d’anticipation, sur la base d’une comparaison des probabilités. Tous les pays dont la gouvernance procède d’une certaine familiarité à la stratégie, s’y livrent, afin de défendre des frontières, promouvoir des intérêts vitaux, préserver ou conquérir une position de puissance. Sans discuter, validité des cas ni apprécier l’échéance des évènements à venir, il importe de noter, d’emblée, combien les auteurs de l’évaluation sont en retard sur la dynamique en cours…Dans la nuit du 29 au 30 août 2023, à Libreville, peu après la proclamation des résultats controversés de l’élection du Président de la République, une révolution de Palais allait prendre, de court, la plupart des observateurs, quoique sans surprise. Le vieillissement de la dynastie, les luttes d’influence en son sein et la santé de Ali Bongo expliquent l’acte de la Garde républicaine. De surcroît, le Gabon ne joue pas sa continuité et devrait survivre à un changement de pouvoir, d’ailleurs conçu et mené à l’intérieur du sérail. Au Sahel, se présente une tout autre configuration.
Niger
Jusqu’ici maillon fort de l’espace des trois frontières, le pays parvenait à infliger de sérieux revers aux Groupes armées terroristes (GAT). Grâce à l’aide de ses partenaires stratégiques, l’armée évitait le recours aux milices et limitait, ainsi, l’impact du conflit sur la cohésion de la société. Jusqu’au lendemain du coup d’Etat du 26 juillet 2023, les tueries collectives de civils relevaient de l’exception, tant et si bien que des populations peules du Burkina Faso et du Mali cherchaient refuge au Niger. Avec la séquestration du Président Mohamed Bazoum, l’avènement du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) et l’éventualité d’une expédition militaire de la Cédéao, le pays inaugure l’ère des discriminations létales ; les 15 et 16 août, à la suite d’un raid de l’EIGS à l’ouest d’Ayerou, les cultivateurs Jerma-Songhaï et les pasteurs Peuls s’entretuent, à titre de représailles ; en l’absence de l’autorité de l’Etat, les heurts se soldent par des dizaines de morts, tous civils. Autour de Tillabéry, l’insécurité atteint des niveaux inédits qui se rapprochent de l’exemple Burkinabé, le pire de la sous-région.
D’ailleurs, aux lacunes de ses deux voisins, le Niger ajoute une fragilité spécifique : les unités les mieux équipées délaissent des positions chèrement défendues et se replient vers la capitale afin de sécuriser l’avenir de la junte ; les officiers, hier en mode de relève rotative sur le front, gèrent, à présent, l’administration territoriale, en qualité de gouverneur et préfet ; enfin, par comparaison à ses alliés putschistes du Sahel, le Niger souffre d’un régime de sanctions qui paralyse la banque, l’importation et l’exportation de biens et l’approvisionnement en électricité. Pour surmonter la contrainte économique, il compte sur l’appui de Bamako et de Ouagadougou, deux capitales de l’hinterland, déjà sous tension, comme il a été démontré plus haut. L’impossibilité de régler les salaires, conduira, le CNSP, à publier, le 25 août, une note d’information demandant, aux fonctionnaires, d’accepter de percevoir la moitié de leurs émoluments mensuels.
A la fin du mois d’août, certains blogueurs spéculaient sur la vente, par la junte, d’une cargaison d’or, à Malabo (Guinée équatoriale), afin de compenser une portion du déficit colossal de l’Etat. La délégation, à bord d’un avion spécial, aurait brièvement séjourné, à Ndjaména, si l’on en croit le journal en ligne lesahelien.com. Le Niger de la junte n’a plus les moyens de faire face à une adversité aussi plurielle et virulente. Il est à se demander si le rétablissement du Président Bazoum redresserait une situation, à ce point compromise….
Mali
Maliba, la patrie de Soundiata Keïta sombre dans la discorde, après la récente suspension des accords de paix signés, en 2015, sous l’égide de l’Algérie, entre le pouvoir central et la Coalition des mouvements de l’Azawad (CMA). Le retrait de la Mission multidimensionnelle des Nations unies pour la stabilisation du Mali (MINUSMA), à la demande des autorités de la transition, ouvre la voie aux rivalités de récupération des bases de casques bleus ; pendant que la junte et les ex-rebelles, deux protagonistes hier alliés, se disputent les dépouilles de l’arbitrage onusien autour du camp de Ber, une offensive des jihadistes embrase, à la fois, le centre et le nord, d’où l’encerclement progressif de Toumbouctou. Les militaires tombeurs du Président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) s’efforcent de tenir la capitale et l’ouest du territoire, alors que se dessine, ô bégaiement de l’histoire, la répétition de l’offensive de 2013 durant laquelle la coalition d’islamistes en armes et d’indépendantistes touarègues convergeait, à Bamako. Aujourd’hui, les Forces armées maliennes (FAMA) et leurs supplétifs de la milice russe Wagner disposent, certes, d’un équipement plus performant mais peinent à repousser ou contenir l’infiltration et la témérité d’un ennemi désormais en croissance exponentielle. De facto, elles deviennent l’acteur le plus en vue, de la guerre de tous contre tous.
L’étau se resserre autour des villes, dans un contexte de bavures, d’ethnisme exacerbé et d’affrontements fratricides qui opposent le GSIM et l’Etat islamique au grand Sahara (EIGS). Il n’est plus possible d’envisager, à moyen terme, un avenir viable pour le Mali ; entre le gouvernement des prétoriens et l’enfer du Califat, le pays va de Charybde en Scylla. Sa chute, quoique certaine, reste tributaire de la guerre en Ukraine, donc de la capacité, pour la Russie, de maintenir la présence significative de sa milice au Sahel. Aussi, le référendum du projet de constitution concocté par le Comité national pour le salut du peuple (CNSP) constitue, sans doute, l’épilogue de l’expérience démocratique, comme le prouve le faible taux de participation enregistré le lendemain du 18 juin 2023. Cependant, il y a pire…
Burkina Faso
Le 26 août 2023, à la faveur d’un texte d’une remarquable lucidité dont Newton Ahmed Barry garde le secret de rédaction, le journaliste burkinabé ironise, sur le ton désabusé de l’observateur que les communiqués de victoire n’impressionnent plus : « A Déou nos drones auraient massacré 500 terroristes le 24 août. Le lendemain, 25 août, ces horribles terroristes comme s’ils poussaient comme des champignons ont assiégé Foutouri, de 5h du matin à 17h. Ils ont fait tout ce qu’ils voulaient et sont repartis ».
A partir de la fin du mois de mai 2023, en dépit des postures martiales et du triomphalisme des débuts, la junte commençait à entrevoir la réalité amère du terrain. Il aura fallu, pendant 1h30 mn, l’attaque mortelle contre un convoi de ravitaillement de l’armée, de retour de Djibo, dans la nuit du 26 au 27 juin, pour que l’opinion découvre la vanité de la « solution militaire ». La communication officielle reconnaissait 34 tués tandis que le Gsim, d’habitude crédible en matière de décompte des pertes de l’ennemi, revendiquait plutôt une centaine de tués et exposait, vidéo à l’appui, le nombre (15) des véhicules, saisis ou détruits dont des blindés neufs.
Dès son arrivée au pouvoir, le Capitaine Ibrahim Traoré, à l’inverse de son prédécesseur le Lieutenant-colobel Paul-Henri Sandaogo Damiba et de l’ancien ministre le Général Djibril Bassolé, rejetait l’idée de dialogue ou d’arrangement avec les Groupes armés terroristes (Gat). Il l’a réitéré, à maintes reprises, notamment lors de deux entretiens accordés à la télévision d’Etat. Le Premier ministre Maître Apollinaire Kyelem De Tambela martelait, à l’occasion d’une adresse aux députés de l’Assemblée législative de transition (Alt) : « ceux qui parlent de négociations avec les groupes armés sont des complices des terroristes et le gouvernement ne négocie pas avec des criminels. » Le pauvre, il y croyait ! Depuis juillet et août 2023, ce genre d’arguments perd de sa pertinence, à la lumière de l’augmentation du nombre des attaques, de l’extension du champ de bataille et de la hausse des déplacements forcés de populations. Malgré les pourparlers secrets du gouvernement avec les jihadistes et le versement de rançon, à ceux-ci, afin de faire libérer des soldats, officiers et fonctionnaires capturés et séquestrés, la situation se détériore hors de la capitale.
En apparence, les autorités burkinabè privilégient, encore, la stratégie du tout militaire d’où le recrutement massif des supplétifs, appelés Volontaires pour la défense de la patrie (VDP). Cette option du gouvernement suppose la mobilisation d’importantes ressources financières dans un contexte de crise de l’économie, exacerbée par l’insécurité, l’affaissement de l’agriculture et la fermeture des mines.
Toujours face aux difficultés de perception de moyens durables, le gouvernement a imposé des taxes sur les boissons et la cigarette, en guise de fiscalité d’effort de guerre, dans un pays où les acteurs économiques se plaignent de payer trop d’impôts. Le tout militaire exige énormément d’argent, de technicité humaine, de matériel de pointe, de carburant et de munitions. La stratégie pouvait être payante si le Burkina Faso disposait d’une armée forte et unie face à un adversaire qu’elle connaîtrait bien, ce qui n’est pas encore acquis. L’extension géographique du conflit, la montée de la violence terroriste, l’essor de vagues de réfugiés et la généralisation des embuscades, prouvent l’inanité de la guerre, comme unique sortie de crise.
C’est là que réside tout le problème du Burkina Faso. L’échec de l’armée, depuis le début du terrorisme, découle des purges, des dysfonctionnements de la collaboration en son sein et de l’inarticulation des missions, entre ses composantes.
La mutinerie du 30 septembre 2022 a définitivement divisé la troupe et le commandement : aujourd’hui, les officiers supérieurs n’arrivent à digérer leur éviction par des capitaines dont certains n’alignent même pas dix ans d’ancienneté. Les anciens reprochent, aux jeunes loups, une performance molle sur le champ de bataille et le refus d’assumer la négociation avec l’ennemi. La matérialité surabondante des pertes rattrape le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR2), à toute allure.
Les convois de centaines de véhicules ne se déplacent plus sans escorte, d’où les délais longs d’autorisation de circuler. Les transporteurs, qui passent outre, agissent au détriment de leurs passagers et le payent assez cher quand ils croisent une patrouille jihadiste. Le contexte reste critique à Djibo et incertain autour de Kaya et de Dori. Le marché hebdomadaire de Marcoy fonctionne toujours, à l’inverse de celui de Poutenga, naguère le poumon du commerce multiforme. Avec les incursions précédées d’ultimatums aux civils (3 jours de préavis), le GSIM et l’EIGS déguerpissent les villages et les font disparaître de la carte, jusqu’à quelques km de la ville de Ouahigouya, le centre historique du peuplement Mossi. Au nord (Gorom-Gorom, Faya, Dori, Djibo), durant le couvre-feu, de 22h à 04h du matin, les témoins rapportent le passage nocturne d’escadrons de la mort, qui viennent saisir leurs cibles, avant de les abattre à quelques centaines de mètres du domicile. En se retirant, ils effectuent des tirs de semonce pour dissuader d’éventuels poursuivants. La diversité des profils de victimes entraîne un surcroit de confusion. L’imputation exacte des actes de vengeance défie la raison. L’on ne sait plus qui élimine qui. Davantage que le Mali et le Niger, le Burkina Faso court à sa perte, sur un rythme effréné.
Enseignements
1. A contrario de 2013 au Mali, la leçon ayant été apprise, aucune puissance de l’Occident n’enverra des troupes pour sauver un Comité militaire ni empêcher la victoire de l’islamisme conquérant. L’entrée des Talibans à Kaboul, le 15 août 2021 confirme l’inéluctable immersion du Sahel dans les ténèbres. Il appartiendra, aux africains, de se défendre seuls, sans l’Europe et l’Amérique du Nord ou avec l’aide de partenaires éloignés de leurs bases, telles la Russie, la Turquie, la Chine, l’Arabie Saoudite ou les Emirats arabes unis…Le recouvrement de la souveraineté ou le changement de tutelle se payera cher ; le prix - que nul ne semble mesurer -comporte quantité d’épreuves dont la famine, la peur, la violation permanente des droits de l’individu, les persécutions au motif de la religion et de l’ethnie et, surtout, la régression vertigineuse de l’égalité homme-femme.
2. Le terrorisme, la mauvaise gouvernance, le populisme et la politisation excessive des forces armées et de sécurité (FDS) rétrogradent, en activité de survie primitive, la création des richesses et d’emplois. De nombreuses localités où le commerce du bétail et des céréales faisait nourrir la population sont aujourd’hui soit sous blocus, soit vidées de leurs habitants, après les ultimatums de déguerpissement, intimés par les Gat, aux civils. L’élevage, la vente de bétail et l’agriculture ne peuvent plus être pratiqués à l’échelle de naguère ; la probabilité d’une crise d’approvisionnement en denrées alimentaires et d’une disette consécutive assombrit l’avenir de millions de sahéliens. Les délestages de courant ne cessent de s’aggraver et ne suscitent de commentaires. Aujourd’hui, le Mali, le Burkina Faso et le Niger n’abritent plus qu’une économie de guerre. L’Etat, encore debout malgré les secousses, exerce son pouvoir sur un espace en rétrécissement ininterrompu.
3. Sur le fil ténu de l’effondrement, les trois pays se rabattent au pis-aller d’un prosélytisme en érosion irrépressible ; le récit de substitution à la réalité justifie le moindre échec, des militaires et des élites civiles, par la méchanceté de l’Occident, de la France, des Francs-maçons, des Illuminati, voire du Diable en personne. L’Africain nouveau n’étant pas comptable de son destin, les idéologues de la revanche historique ne le perçoivent plus qu’en victime anonyme. Une victime ne doit jamais se reconnaître un tort, même incident. Pour mieux domestiquer les peuples, les tondre, les détourner des faillites de la gouvernance endogène et canaliser leur colère contre une cible désignée à l’avance, il convient de les persuader de la culpabilité de l’étranger, de l’Autre. Plus il s’avère simpliste et binaire, mieux fonctionne le narratif de l’espérance en marche. Naturellement, l’intellectuel au sens moral de l’engagement, le lanceur d’alerte, le penseur de la complexité et le journaliste scrupuleux n’ont aucune place dans le dispositif de la propagande ; ils gênent la fabrique du mensonge au service d’une juste cause, qui est l’oxygène et le carburant de la Révolution. Au préalable, il faut les museler, les exiler ou acheter leur silence, grâce à la double recette du chantage et de l’avidité. Si quelques-uns élèvent encore la voix et se font entendre, il suffit de les réputer traîtres et vendus, fantoches et suppôts, valets et larbins, avant de les remplacer par la clameur, le nombre, la dictature de la quantité.
4. Alors, dans un univers de sens parallèle, le spectacle des slogans, des manifestations de soutien, des faux bilans de victoires se superpose à l’existant puis le contourne. Trompée, abusée et abreuvée d’illusions, une partie de la population participe fougueusement à sa propre tragédie, comme le jihadistes s’élance, avide de jouissance post-mortem, vers la mort en martyre, son laisser-passer au Paradis. Pourtant, non sans cruauté, Gilles Yabi, fondateur du Think tank « wathi.org », rappelle : « Ce n’est pas à cause de la démocratie, ni d’ailleurs de la France, de l’Occident, de la Chine, de la Russie ou de qui que ce soit d’autre, si on ne peut pas faire fonctionner correctement un service d’accueil dans un ministère, maintenir un minimum de propreté dans les toilettes des bâtiments abritant des institutions publiques, commencer une réunion ou séminaire sans attendre pendant une heure ou deux l’arrivée d’un ministre ou d’un haut fonctionnaire, délivrer un document administratif aux usagers sans leur faire perdre une demi-journée… »
Docteur Ousman Dicko