Le protocole d’accord entre l’opposition traditionnelle et le pouvoir, s’il ne reste inappliqué, comme beaucoup d’autres promesses, pourrait constituer une avancée significative en vue de construire un consensus sur des bases sérieuses et solides. De plus, il pourrait potentiellement permettre à l’opposition d’avoir bien plus que ce qu’elle n’a jamais obtenu en trois décennies de lutte.
En effet, les concessions obtenues par l’opposition depuis 1990, tout au long des processus de dialogue et de concertation, se limitent pour l’essentiel à la nomination de quelques membres de la CENI et une dose supplémentaire de proportionnelle. Plus encore, les régimes précédents n’ont jamais fait preuve d’ouverture quant à la révision du cadre électoral ou à la possibilité d’une discussion sur la promotion des langues nationales, le leg de l’esclavage ou le passif humanitaire, hormis le dossier des réfugiés pendant la période de feu Sidi Ould Cheikh Abdallahi.
Gouvernement et opposition dos au mur
Le gouvernement et l’opposition traditionnelle se trouvent dans l’obligation d’avoir des résultats probants, à court terme. A défaut, le mécontentement risquerait de se généraliser et de se muer en soulèvement, compte tenu de l’acuité des problèmes qui se posent au pays. Du coup, la meilleure manière de désamorcer ce potentiel serait de promouvoir le dialogue pour pacifier la scène politique et de traiter les défis les plus urgents. N’en déplaise à certains milieux, au sein du régime, qui appréhendent un rapprochement avec l’opposition, le chemin du salut passe par la voie du dialogue et des réformes. Ces acteurs, fondamentalement hostiles au changement, ont longtemps réussi à faire capoter toute perspective de dialogue, au prétexte que certains dossiers présenteraient des risques pour la stabilité du pays. En réalité, le dialogue ne gêne personne, à part les plus corrompus et d’anciens opposants, qui savent qu’une telle ouverture se ferait à leurs dépends.
Construire un consensus national sur les règles du jeu
Le régime semble avoir compris que seul le dialogue permettrait de discuter des problèmes du pays, afin de répondre aux attentes pressantes des populations et leur trouver des réponses adéquates. Il a peut-être saisi que seul l’ouverture à d’autres forces politiques permettrait d’arriver à un consensus pour construire le pays, loin des polarisations politiques et sociales qui minent la société et en hypothèquent le développement.
Ce compromis ne devrait pas nécessairement être synonyme d’intégration ou de gouvernement conjoint, mais d’abord porter sur les règles du jeu. L’objectif ne serait pas tant de s’entendre sur une plate-forme politique, que de se mettre d’accord sur des règles du jeu politique justes et équitables, permettant d’encadrer la dévolution et l’exercice du pouvoir dans le pays. Le dialogue devrait donc porter sur l’identification des défis minant la stabilité et la cohésion sociale et des réformes requises, dans le sillage des processus menés dans le passé et des garanties demandées par l’opposition, pour jouer son rôle. L’objectif ne serait pas, non plus, de discuter de l’ensemble des questions, mais seulement de celles qui traduisent une forte polarisation politique et divisent la société.
Traiter les contentieux humanitaires
Certains sujets continuent d’empoisonner la vie politique et la cohésion sociale. Sans se focaliser là-dessus uniquement, il est grand temps de les traiter, tant que l’opportunité existe, plutôt que de le faire ultérieurement sous pression. L’exprience prouve que les réformes faites sous pression arrivent souvent trop tard pour être utiles ou aboutissent à de mauvais compromis. Dans le contexte actuel, ces sujets devraient inclure, entre autres, le "passif humanitaire", le legs de l’esclavage, la place et le rôle de l’armée dans la vie publique, le cadre électoral, mais aussi la question des langues nationales, la lutte contre la corruption et le blanchiment, etc.
L’esclavage et ses survivances, les contentieux humanitaires non-résolus, notamment ceux issus des violations des droits de l’Homme durant les années 1990, l’accumulation d’injustices historiques et l’exclusion de larges franges de la population, la perception persistante de discriminations ethniques et raciales, sont en effet autant de facteurs qui fragilisent le tissu social et détournent le pays des priorités de développement. Ils expliquent, en partie, la résurgence des revendications identitaires et la prolifération du discours de la haine.
Dans ces conditions, il devient impératif de renforcer la cohésion sociale par des mesures proactives, en érigeant la lutte contre l’esclavage, sous toutes ses formes, comme une cause nationale. Une politique de discrimination positive en faveur des victimes et de leurs descendants, assurant l’égalité des chances entre les citoyens est la voie à suivre, à cet effet. Par ailleurs, une solution consensuelle et pérenne au "passif humanitaire", s’inspirant des expériences en matière de justice transitionnelle, est la seule option de nature à permettre de clore ce dossier et en éviter la répétition à l’avenir.
Dépolitiser l’institution militaire
Dépolitiser l’institution militaire en veillant à sa neutralité politique, y compris l’interdiction à ses membres de se présenter aux élections, pendant les cinq années qui suivent leur démission, est également requise afin de la professionnaliser et de l’éloigner du jeu polique. Cela permettrait d’éviter le scénario écrit d’avance d’un officier qui démissionne de l’armée pour se porter candidat aux élections et s’imposer, grâce au soutien de l’armée. Il s’agit du seul moyen de favoriser l’émergence d’une armée républicaine et la création des conditions d’une alternance, en évitant le monopole du pouvoir par des généraux.
Réviser le cadre électoral
Réviser le cadre électoral actuel est également nécessaire pour moderniser la vie politique et mettre un terme ou réduire significativement les contentieux et les crises politiques qui suivent chaque scrutin. Ceci passe, entre autres, par la révision de la carte électorale, pour tenir compte du poids démographique des circonscriptions, à travers le découplage de la carte politique et de la carte administrative. L’inégalité actuelle de représentation entre les zones rurales et les zones urbaines freine le changement et alimente le clientélisme et le statut des notables, au détriment de la citoyenneté. Cette situation a longtemps été entretenue par les régimes successifs, soucieux de limiter le poids des électeurs citadins, réputés frondeurs. Conscient du poids électoral de l’opposition dans les centres urbains, le régime avait, dans les années 1990, mis en place un découpage électoral taillé sur mesure, afin de privilégier la représentation du monde rural, au détriment des grandes villes, système qui continue, aujourd’hui, de constituer un frein à l’alternance et au changement.
La crédibilité du protocole
Il convient de le répéter, l’objectif est de créer un consensus pour construire l’avenir, loin des polarisations qui minent la société, d’où l’impératif de veiller à l’inclusivité du processus, en invitant tous les acteurs, y compris les syndicats et les organisations crédibles de la société civile, à y prendre part, afin d’en assurer la réussite. Pour le reste, tout dépendra de l’application effective de l’accord et de la bonne foi des partenaires, notamment le gouvernement en place, qui en détient les clés. Pour éviter qu’il soit un simple subterfuge pour gagner du temps, en attendant les prochaines élections, l’accord devrait notamment définir un cadre ou mécanisme de suivi opérationnel et contraignant, auquel les signataires s’engagent à se référer pour en suivre la mise en œuvre et arbitrer les différends relatifs à son interprétation. Un tel mécanisme constitue la condition de la réussite de tout accord politique. A défaut, celui-ci risque de dépendre de la seule bonne volonté du pouvoir.
En définitive, deux voies s’offrent au pays : celle de la révolution et celle de la réforme. Nous devons résolument nous engager dans la seconde, si l’opportunité se présente, compte tenu des risques inhérents à la première. L’opposition incantatoire ne suffit pas à elle seule. Les acteurs politiques devraient savoir qu’ils ne sont pas là pour faire de la gesticulation et occuper une fonction tribunitienne, mais plutôt pour défendre les citoyens et essayer de mettre en place les conditions d’un changement viable.