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Passions d’enfance : Avant de tout oublier (38) Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

Jeudi 14 Septembre 2023 - 19:21

Ngdhey, un nom légendaire
Les événements raciaux de 1966 créèrent une situation de division totale dans les établissements secondaires. L’année scolaire 1966-67 va voir le redoublement de tous les élèves du secondaire. Les classes de 6e vont gonfler avec les nouveaux admis de la session de juin 1966.   
 

Apartheid au Lycée de Rosso

À l’ouverture scolaire qui a suivi les événements, la tension demeurait très vive entre les élèves des deux ethnies. Dans les différents établissements secondaires. Les élèves dormaient dans des dortoirs séparés. Le moindre incident entre deux élèves d’ethnies différentes dégénérait en conflit ouvert. Voilà la situation que nous avons trouvée devant nous. J’étais dégoûté par ce climat délétère.
Raison pour laquelle je renouai immédiatement avec ma solitude et mes lectures de la littérature du 18e, notamment la philosophie des Lumières. Je me mis à m’isoler aussitôt des uns et des autres, conformément à mes convictions humanistes. En dehors de la classe et du dortoir, je rompis tout lien avec les élèves des deux ethnies. Pas d’excursion avec des groupes de thé à Tounguène ou Garak. Je devins rare en ville. Je passais juste le temps de dire bonjour à la mère Oumnène ou pour m’approvisionner en nouveaux livres à la bibliothèque de l’église.

L’église, oui, je dis bien l’église, en faisant abstraction du côté religieux, ici je me conforme tout simplement à la célèbre maxime qui recommande d’ « apprendre le savoir même en Chine ». Moi je n’ai pas dépassé Rosso, le lieu de mes études, situé à peine à 60 km de chez moi. Mohamedeine, le sage éleveur, a rappelé une fois à son Cheikh, qui se mit à le moraliser parmi un public nombreux (se croyant indexé par lui), que lui personnellement, il avait réussi « à développer un grand troupeau sans avoir jamais dépassé le périmètre de Rkiz ». « Alors, que vous, mon Cheikh, vous avez sillonné tous les continents jusqu’à Konakiri à la recherche exclusivement des biens matériels », s’écria Mohamedeine. Surpris par la sortie de son hôte, le Cheikh se tut. Le public ébranlé par les propos, peu diplomatiques de Mohamedeine, se dispersa dans la confusion.

J’étais un exemple de type de l’élève modèle pour mes professeurs et l’administration de l’établissement. J’étais le seul qui n’avait jamais subi de sanction pour une quelconque infraction. Lemrabott Ould Ahmedou alias Ngdhey me cite souvent en exemple. Ce dernier, un ancien militant de la Nahda, devenu après un collaborateur fidèle du régime de Mokhtar Ould Daddah. Au Lycée de Rosso, en dépit de son statut de simple surveillant, il jouissait des pleins pouvoirs. La direction de l’établissement est soumise à ses ordres. Il ne s’exprimait, en public ou en privé, qu’en arabe littéraire. Il lui revenait à lui seul de déterminer les formes de sanctions que devait subir chaque élève après la moindre faute.

Une fois, parait-il, bien avant notre arrivée, il procéda au contrôle des absences après le coucher de 22 heures. Il demanda à des élèves le nom d’un voisin absent. L’un d’eux lui répondit: «Ngdhey », le nom de l’ancêtre d’une prestigieuse famille de griots du Trarza. Je ne sais même pas pourquoi les gens en usaient pour exprimer le néant ou une sorte d’ensemble vide. Je m’étonnais tout de même qu’aucun de ses descendants ne portait son nom. Lemrabott, comme il était de l’Est (Assaba), ne sait rien de ce détail. Il nota le nom de « Ngdhey ». Ce dernier sera puni le week-end. 2 heures, puis 4 heures la semaine suivante et ainsi de suite jusqu’à la mise à pied, puis la convocation devant un conseil de discipline. C’est là qu’un membre de ce conseil, originaire du Trarza démasqua la supercherie.
Depuis lors les générations d’élèves qui se succédèrent au Lycée de Rosso appellent Lemrabott Ould Ahmedou par ce surnom Ngdhey.

Il avait une haute idée de lui-même et de son appartenance à la grande famille de Ehel Sidi Mahmoud. Lemrabott Ould Ahmedou n’éprouve aucune gêne à répondre poliment à n’importe qui l’appelait par ce sobriquet. Il faut dire qu’avec le temps, peu d’élèves connaissaient son véritable nom. Il n’était pas le seul à qui on collait un nom si peu flatteur. C’est ainsi que nous avions un élève qui portait le nom de « deux gobelets cinq ». On l’accusait de consommer deux tasses et demie de café le matin au lieu d’une seule. Heureusement pour lui: il vit encore. Il m’a tout récemment serré la main. Aujourd’hui, relativement âgé, je crois qu’il n’est plus en mesure de consommer même un demi- gobelet de café. On collait à un surveillant, appelé Taghy (le pieux en arabe) le nom de « Chaghy » (le criminel).
 

Le pasteur King, un modèle
Les noms des générations de professeurs, ou les noms de personnalités étrangères trop citées en ce moment, sont intelligemment distribués à des élèves ou parfois à des professeurs ou des membres du personnel. Comme je condamnais le racisme et que je prêchais la paix entre les élèves de différentes ethnies, certains m’appelaient Martin Luther King. Souvent je portais un chapeau et un manteau cousu sur ma tenue, une sorte de « trois quarts », à la manière du pasteur noir américain, assassiné lâchement dans la même période. Je me rappelle d’un jeune élève négro-africain, bagarreur invétéré, qui ne cessait de me harceler pour me pousser à un duel avec lui. J’avais toujours réussi à esquiver ses provocations. Une fois, devant « le poulailler», le dortoir des nouveaux venus de la 6e, me voyant venir porteur d’une pile de livres et de cahiers nouvellement distribués, il se pressa pour fermer, devant moi, la porte d’entrée. Je le suppliais de me laisser entrer. Il me répondit: « Pas avant de te casser la gueule ! »

Les élèves s’attroupèrent autour de nous, curieux de me voir me bagarrer. Je lui demandais de me laisser entrer et ranger mes effets dans ma mallette pour revenir aussitôt pour lui donner le temps de me « casser la gueule », comme il le souhaitait, avec l’engagement de ne lui opposer aucune résistance. Surpris par la réponse et plein de honte, il se mit fébrilement à se frotter les mains entre elles, puis recula pour disparaître définitivement derrière le bâtiment. Comme Ould Sidenna à Mederdra, il finira par enterrer pour de bon la hache de guerre et coller enfin la paix à tout le monde. Combien de fois je le croise plus tard dans des bureaux de l’Administration à Nouakchott. Il se gênait dès qu’il me voyait. Il me saluait poliment avant de disparaître. Malheureusement, encore une fois, je n’étais pas au courant en ce moment de l’existence du prix Nobel de la Paix. Sinon, je me serais inscrit parmi les prétendants !
Ahmedou Ould Ethmane, qui se démarque toujours de la politique et des politiciens, est le seul élève avec qui je maintenais une intime amitié. Mon ami Ismaïl Ould Ahmedoua était un externe. Je ne le voyais qu’en classe. Il était le seul pourtant à partager avec moi mes convictions.
 

Mes deux intimes Ahmedou Ould Ethmane et mon poste radio

Durant les quatre années du collège, Ahmedou Ould Ethmane et moi, nous sortions régulièrement le week-end dans la forêt environnante. On y révisait nos leçons ensemble. Je ne me séparais que rarement de mon poste radio. Mon ami Boydjel Ould Houmeid me rappelait souvent que c’était moi qui lui avais communiqué cette habitude de liaison avec le poste radio. Le poste radio, voilà une source intarissable d’informations, de culture et de formation. La BBC et la voix de l’Amérique dominaient l’écoute radiophonique des années 60 et 70. RFI viendra bien après. Les medias anglo-saxons jouissaient d’une importante longueur d’avance sur les medias français. Le général Charles de Gaulle s’était servi à Londres des Services Français de la BBC pour diffuser son célèbre appel à la résistance du 18 juin 1940.

Depuis la seconde guerre mondiale, la BBC en arabe participait, plus que toute autre université arabe, à l’éveil et à la formation de plusieurs générations d’intellectuels dans le monde arabe et musulman. Sesprogrammes d’alors, avant la politisation excessive de l’actualité inaugurée par CNN et relayée par Aljezeera, constituaient une véritable encyclopédie ouverte devant chacun de nous. C’était grâce à la BBC et à La Voix de l’Amérique que j’ai pu suivre dans son intégralité le déroulement de l’atterrissage d’Appolo-9 sur la lune en juillet 1969. J’avais reçu une belle photo en couleur des trois membres de l’équipage, Armstrong et ses compagnons, trois semaines après avoir posté une demande sur l’adresse de la boutique de l’oncle Ahmada à Thiès au Sénégal.

(A suivre)

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