Le président Kaïs Saïed : « [D]es hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » ont déferlé sur la Tunisie et sont à l’origine « de violences, de crimes et d’actes inacceptables ». Cette situation est « anormale » et s’inscrit dans le cadre d’un plan criminel conçu dans le but de « métamorphoser la composition démographique de la Tunisie » et de la transformer « seulement en un État africain qui n’appartienne plus au monde arabo-islamique ».
(Amnesty International) *
Et pas un mot ! Telle peut être, dépeinte en une formule, la réaction de la quasi-totalité de notre classe politico-intellectuelle. Elle n’est pourtant pas toujours aussi aphone, cette classe qui est prompte à réagir--et tout à son honneur--aux politiques et actions, disons-le, racistes des dirigeants israéliens envers les palestiniens, ou aux divagations insidieuses de certaines élites occidentales envers les arabes ou les africains. La Mauritanie, parce qu’elle est la Mauritanie, précisément, ce microcosme démographique et culturel de l’Afrique, et sa classe politique et intellectuelle (et son gouvernement soit dit en passant), devraient se faire un devoir de ne jamais laisser passer un telle occasion pour se démarquer de tels propos du président d’un pays comme la Tunisie. Précisément, parce que c’est la Tunisie de Bourguiba, un partenaire du Maghreb, mais surtout une nation qui a joué un rôle exceptionnel dans notre histoire postcoloniale. Cela s’appelle vocation géopolitique de « passerelle », de « trait d’union » même si, hélas, ce concept n’a pas été suffisamment raffiné et de tout cœur approprié. Cela s’appelle peut-être encore mieux courage politique, et peut-être plus prosaïquement, adhésion à certains nobles et élémentaires principes. Surtout celui dérivé de l’Islam (tiens !), religion d’État, tel que ce commandement qui enjoint au(x) fidèle(s) de toujours réagir/témoigner honnêtement, même contre soi-même.
D’ores et déjà, un constat amer s’impose à nous : Nous voici donc passés de la doucereuse (et pour nous héroïne) Tunisie du ‘Combattant Suprême’ Habib Bourguiba, un autocrate plutôt éclairé et bénévole, à l’âme progressiste et même panafricaniste, qui eut le courage de braver le consensus arabe pro-expansionnisme marocain pour soutenir l’indépendance d’un hypothétique Etat ouest-africain appelé Mauritanie, de là à un régime Ben Ali, dictateur patenté, la personnification de la boulimie ‘accummulationiste’ d’une coterie, et maintenant à un Kaïs Saïed, le ‘one-man-show’ de constitutionaliste, dictateur en herbe, parfaitement à l’aise pour s’en prendre aux africains du sud du Sahara comme « hordes » criminelles envahissant son pays comme auxiliaires (bien sûr !) d’un plan diabolique visant à altérer le caractère « arabo-islamique » de son pays ! Devant cette situation affligeante, l’indifférence n’est pas une option et le silence n’est pas en or. Certainement pas pour les Mauritaniens ! Et nous devrions savoir pourquoi.
Tout d’abord, n’ont certainement pas été surpris ceux d’entre nous qui ont visité la Tunisie ou y ont séjourné et ont été témoins, ou fait la cruelle expérience eux-mêmes, du racisme (pas toujours) latent dont sont parfois victimes les noirs dans ce pays. Ceux-ci incluent les tunisiens ‘de souche’ d’extraction Sub-Saharienne, véritable ‘diaspora de l’esclavage transsaharien’, selon l’expression de feu le professeur Ali Mazrui (à peu près 10% de la population). Après tout, la loi de 2018 qui réprime le racisme anti-noir en Tunisie n’aurait été nécessaire si ce phénomène n’existait depuis bien longtemps. La seule surprise a été que le Chef de l’État soi-même se soit laissé aller à suffisamment baisser la garde, trahir les non-dits, pour tenir les propos qui lui sont attribués. Le constitutionaliste est-il donc au-dessus de la loi organique n°50-2018 ?
Ordinairement, la basse besogne de la xénophobie à relents racistes à des fins de politique intérieure est laissée à quelque parti politique marginal (tel que le parti nationaliste tunisien), à quelque pan de la société (in)civile, ou à quelque sous-fifre de la bureaucratie, jamais articulée au plus haut sommet de l’État. Il y a donc lieu de déconstruire les propos du président Saïed pour comprendre leur implication pour les africains, les musulmans, les arabes, et bien sûr les mauritaniens.
Comprendre le contexte, les ramifications et périls
Une sortie d’un dirigeant politique (presque jamais le Chef de l’État) pour stigmatiser des émigrants dans un contexte de crise économique, politique et donc sociale pour designer des ‘étrangers’ à la vindicte et ‘servir’ à la populace un bouc émissaire commode, n’est pas, en soi, une nouveauté. Elle est pratiquée sur tous les continents, y compris le nôtre. L’on se souvient, entre autres, des expulsions massives d’ouest-africains de l’ex-Zaïre, de ghanéens du Nigeria dans les années 1970, et même plus récemment les mauvais traitements infligés aux émigrants Zimbabwéens et Malawiens en Afrique du Sud postapartheid. La différence ici réside en ce que c’est le président d’un pays africain (géographiquement seulement ?) qui s’abandonne à user d’une théorie complotiste résolument raciste (du ‘grand remplacement’), échappée des tréfonds intellectuels, religieux et culturels nauséeux de l’extrême droite européenne. Dans ce cas, un arabo-africain (ou afro-arabe, kif-kif), un musulman, tombe dans le travers d'invoquer une prétendue pureté culturelle et (accessoirement seulement ?) religieuse qui travestit le qualificatif « islamique » dans la tournure « arabo-islamique » pour profaner une de qualités des plus nobles de l’Islam à savoir sa vocation universaliste et non discriminatoire. Si le président Saïed a fait des heureux, ce sont bien les Éric Zemmour, Renaud Camus, (tous les) Le Pen, et Donald Trump de ce monde. Certains d’entre eux ne cacheront d’ailleurs pas qu’il leur rend la tâche facile.
S’il est vrai que c’est là une tactique quelque peu surannée de dirigeants politiques peu
scrupuleux qui, lorsqu’ils se retrouvent dans une situation inextricable de leur propre ignominieuse création, essaient désespérément de détourner l’attention de leurs concitoyens vers un ‘ennemi’ extérieur clairement identifiable, dans ce cas-ci des noirs. Le seul tort de ces personnes, dont le trait caractéristique est bien d’avoir une forte concentration de mélanine, comparés, par exemple, aux centaines de milliers de syriens, de libyens et ressortissants d’autres pays non africains, eux aussi ‘émigrants de la mal-gouvernance’ dans leur pays d’origine, dont le président Saïed ne fait pourtant pas cas. Les thèses du président tunisien devraient donc conduire à la question de savoir, d’une part, si les tunisiens noirs musulmans sont exclus du concept d’‘arabo-musulman’ selon Kaïs Saïed et, d’autre part, ce qu’il en est des tunisiens juifs ou chrétiens, parce qu’il y en a bien ! Une question additionnelle à se poser aussi sera de savoir dans quel univers statistique une population d’émigrés Sub-Sahariens ciblée (dont peut-être bien la moitié sont musulmans, soit dit en passant) estimée à 21.000 (concédons qu’il a sans doute plus), soit 0,02 de la population tunisienne estimée à plus de 12 millions peut menacer l’identité « arabo-islamique » de ce pays ? Voilà quelques questions parmi tant d’autres dont les réponses pour le moins troublantes devrait nous interpeller.
Si, nous mauritaniens, peut-être plus que d’autres, devrions insister sur l’obligation ne pas garder ce silence gêné qui a suivi les déclarations du président tunisien c’est que beaucoup d’entre nous se souviennent toujours qu’une variante de la théorie du « grand remplacement, » alors articulée comme « le péril noir » par certains idéologues autour d’un Ould Taya au sommet de sa gloire dans les années 1980 et 1990 avait prévalu et, semble-t-il, informé ses décisions. Le pays a toujours peine à se relever de cette idéologie insidieuse. Si tant est que ces jours funestes relèvent du passé, et que nous avons à jamais abjuré ces sirènes maléfiques, il est de notre devoir de nous désolidariser sans ambiguïté de cette dérive porteuse de division et de dangers réels, et ne l’oublions pas, à rebours des principes fondamentaux de la religion dont nous nous réclamons tous, l’Islam. Tout comme quelques centaines de millions d’africains Sub-Sahariens !
Il nous souviendra aussi que, un peu plus loin de chez nous mais à la même latitude, pour ainsi dire, au Soudan d’avant la partition, c’est une autre version de la même idéologie que reflète ces mêmes déclarations, à savoir la sauvegarde de l’identité « arabo-islamique » de ce pays, qui a conduit aux massives violations des droits humains au Darfour et ailleurs, aux mains de Janjawid. Certains n’avaient d’ailleurs pas hésité à assimiler ce qui en a résulté à un génocide contre des populations, pourtant musulmanes, mais insuffisamment arabes au goût de ces idéologues. C’est là aussi que se situe tout le danger des déclarations du président tunisien. Les agressions, violences verbales et humiliations subies par les noirs (pas tous des « clandestins », ou des « sans papiers » par ailleurs, comme si ce statut peut justifier ces traitements !) en témoignent éloquemment.
Africains, arabes, même combat
Les exactions qui ont résulté directement de ces déclarations, et qui, selon les Nations Unies, sont exploitées à fond par les réseaux sociaux, continuent de faire des victimes. Le « je suis africain et fier de l’être » après coup du président Saïed, sincère ou pas, n’y fera rien car le panafricanisme, c’est à dire la fière affirmation d’une solidarité née d’une histoire commune d’exploitation, d’humiliation et de « damnés de la terre » ne saurait être compris, et en fait serait vidé de son sens, sans le combat contre le racisme et la ‘suprématie blanche’ qui lui ont donné naissance et impulsé au cours du siècle dernier. S’il y a un argument qui condamne encore plus les propos incriminés du président Saïed et le sentiment qui les sous-tend c’est bien que, arabes et africains ont bien en commun une histoire d’exploitation, de mépris, et d’humiliation qui devraient les faire faire cause commune contre tout suprémacisme, morgue, et arrogance les uns envers les autres.
L’on se réjouira qu’aucun Chef d’État africain sub-Saharien n’a, à ce jour, tenu l’équivalent, à l’envers, des propos du président tunisien contre les arabes, qu’ils soient du Maghreb ou d’ailleurs, qui sont leurs hôtes depuis des décennies, et souvent vivent dans des ilots d’opulence en toute tranquillité. Et c’est bien ce que dicte, et l’histoire et la géographie, sans parler de la communauté de destin qu’imposent les défis communs dont certains se matérialisent de manière si criante au Maghreb et au Sahel. Un de ces défis n’est autre d’ailleurs que la Libye martyre de feu le colonel Kadhafi. L’on se souvient que ce dernier s’était dit, un temps, ‘lassé’ de son ‘arabité’ et avait alors embrassé son ‘africanité’ suffisamment sincèrement pour devenir le chantre du panafricanisme pragmatique qui a nous donné l’Union Africaine et des progrès remarquables pour l’Afrique des institutions, ce qui n’est pas rien. Cela dit, espérons que dans l’entendement du président Saïed, il n’y a pas de contradiction entre l’arabité de la Tunisie et son africanité. Qu’il commence donc la nécessaire tâche de réparation ! Il nous doit cela et il le doit à la Tunisie d Bourguiba.