Le Juge Bâ Aliou, Président de la Cour spéciale de justice chargée des crimes esclavagistes de la Zone Est qui regroupe les deux Hodhs, l’Assaba et le Guidimagha, a largement expliqué le contenu de la Loi 2015-031 criminalisant les pratiques esclavagistes. C’était au cours d’une communication faite lors de la Journée nationale de lutte contre l’esclavage et ses séquelles le 6 mars 2018 à Sélibaby, et la veille, le 5 mars, devant les Imams du Guidimagha
Selon le juge Bâ Aliou, l’esclavage a été aboli pour la première fois en Mauritanie par un décret colonial datant de 1905. En 1981, il fut aboli et en 2007, il est criminalisé. Mais d’après Bâ Aliou, tous ces textes juridiques manquaient de cadres pour leur application, rappelant que la France a aboli l’esclavage en 1848, mais ne l’a criminalisé qu’en 2013 avec la Loi Taubira.
Les bienfaits de la Loi 2015-031
Bâ Aliou de rappeler que la Loi 2007 criminalisant l’esclavage considérait le phénomène comme un simple délit passible de 6 mois à 5 ans d’emprisonnement et soumis aux tribunaux régionaux. Sous cette loi de 2007, souligne-t-il, les cas d’esclavage pouvaient se régler par des transactions pénales et en cas de retrait de la plainte, le dossier était classé sans suite. Cette loi ne permettait pas ainsi de combattre efficacement l’esclavage, a-t-il conclu en substance.
Sous la pression de la société civile, la Mauritanie qui avait ratifié plusieurs conventions internationales, notamment la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage du 30 avril 1956, va adopter la Loi 2015-031, modifiant et abrogeant la loi de 2007, explique-t-il.
Cette loi a l’avantage, selon le juge Bâ Aliou, de donner une définition précise, claire et exhaustive de l’esclavage (esclavage domestique, travail forcé, servage, mariage forcé, etc). Elle élève les pratiques esclavagistes en crime, mais surtout en crime contre l’humanité, avec des conséquences juridiques importantes. La première est que la loi rend les crimes esclavagistes imprescriptibles et deuxièmement, universels. Un crime esclavagiste peut être jugé même après 100 ans, et n’importe quelle juridiction internationale peut la juger si toutes les voies de recours au niveau national ont été épuisées, sans que les victimes ne trouvent réparation.
Troisième conséquence, les sanctions sont aggravées. Elles passent de 5 à 20 ans d’emprisonnement et une amende de 250.000 à 7,5 millions de MRO, sans compter les dommages et intérêts à verser aux victimes (laissés à l’appréciation du juge). Il a cité dans ce cadre une affaire déjà jugée à Néma et où les victimes avaient reçu 6 millions de dommages et intérêts.
Selon lui, la décision du juge, avec la Loi 2015-031, est exécutoire instamment nonobstant appel ou opposition. Autre innovation introduite par la loi, selon le juge Bâ Aliou, dès qu’il y a plainte ou dénonciation d’un cas d’esclavage, l’autorité auprès de laquelle le cas a été transmis doit immédiatement engager les procédures y afférentes sous peine de poursuites pénales pouvant aller jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et une amende pouvant aller jusqu’à 1 millions de MRO.
Dès qu’un cas est signalé, le juge doit se déplacer sur les lieux et prendre les mesures conservatoires nécessaires pour préserver le droit des victimes.
La loi, d’après Bâ Aliou, offre la gratuite des frais de justice aux victimes (frais de justice, avocats, etc). La loi permet également à toute ONG des droits de l’homme reconnus d’accompagner et d’assister les victimes. Les associations reconnues d’utilité publique et ayant une existence de plus de 5 ans peuvent ester en justice en se constituant partie civile. Mais elles n’auront pas droit à des dommages et intérêts.
Obstacles à la mise en œuvre de la Loi 2015-031.
Le juge a mis cependant en exergue certaines difficultés liées à la mise en œuvre de la Loi 2015-031. La première difficulté est selon lui la rareté des cas qui sont soumis aux trois cours spéciales mises en place. Depuis qu’il préside la Cour spéciale de la Zone Est de Néma, le juge Bâ Aliou déclare n’avoir reçu qu’un seul dossier d’esclavage. Idem pour les Cours spéciales de la Zone Nord et de la Zone Sud, Nouadhibou et Nouakchott, qui n’en ont également reçu chacun qu’un seul.
« Pourquoi, il n’y a que 3 dossiers d’esclavage depuis 2015 sur l’ensemble de la Mauritanie ? Est-ce qu’on a créé des tribunaux et engagé un personnel judiciaire pour rien ? Où sont les associations des droits de l’homme ? » Telles sont les questions que le juge Bâ Aliou a lancé à l’assistance, ajoutant à l’intention de la société civile « remuez-vous, les juges sont là, assis à se tourner les pouces et attendent que vous leur amenez des cas d’esclavage ! » C’est un véritable défi qui est lancé aux organisations anti-esclavagistes qui parlent de milliers de victimes de l’esclavage en Mauritanie, selon ses propos.
Il a cependant esquissé quelques entraves qui pourraient expliquer cette rareté de cas soumis aux tribunaux, notamment, l’absence d’habitude chez les Mauritaniens d’ester en justice et les règlements à l’amiable qui se font loin des tribunaux et de la société civile.
Evoquant les difficultés liées au fonctionnement des tribunaux, il a cité l’étendue des territoires couverts par rapport aux moyens dérisoires accordés. « Moi j’ai 4 régions, qui vont du Hodh Chargui au Guidimagha en passant par le Hodh Gharbi et l’Assaba » a-t-il illustré. Se pose aussi selon lui le problème de compétences des procureurs. Dans son cas, il a cité l’exemple d’un fait d’esclavage signalé à Sélibaby, se demandant si cette affaire doit relever de la compétence du Procureur de Sélibaby dans le territoire duquel les faits ont eu lieu ou le Procureur de Néma dont relève la Cour spéciale. Dans la pratique actuelle, dit-il, « c’est le Procureur de Néma, qui ne connaît rien au dossier, qui va défendre un dossier entièrement ficelé par le Procureur de Sélibaby ». Se pose dans ce cadre, dit-il, les problèmes liés au transfert des dossiers qui se fait d’une façon informelle et qui aboutit souvent à des pertes d’une partie du dossier.
« Nous avons proposé que le tribunal se déplace sur les lieux du crime esclavagiste, pour que le Procureur qui a diligenté l’enquête puisse défendre son dossier en toute connaissance de cause et pour que les éléments du dossier ne courent le moindre risque de perte. Outre ces deux avantages, l’audience sera ouverte devant les populations du Guidimagha qui ont plus besoin de savoir que les populations de Néma qui ne seraient probablement nullement autant intéressés par des faits qui ont eu lieu dans une autre région » a expliqué le juge Bâ Aliou.
Autre problème, celui lié à la saisie conservatoire des biens, souvent constitués de cheptels. « Qui doit en assurer la garde ? Avec quoi payer les gardiens et assurer l’alimentation du bétail saisi jusqu’au jugement de l’affaire ? » se demande le juge Bâ Aliou qui évoque les moyens dérisoires accordés aux Cours spéciales. Jusqu’en 2016, souligne-t-il, ces cours n’avaient pas de budget propre et puisaient dans le budget de fonctionnement du Ministère de la Justice un montant annuel de 1,5 million MRO pour leur fonctionnement. Aujourd’hui les juges des tribunaux spéciaux disposent de moyens plus importants, souligne Bâ Aliou, citant la possibilité qui leur est désormais conféré de réquisitionner tout véhicule appartenant à l’Etat ou à des particuliers ainsi que la possibilité de réclamer auprès du Trésorier régional tout fonds jugé nécessaire dans l’exécution d’une mission.
En plus des dossiers constitués depuis la loi de 2015, trois au total, les juridictions créées pour les affaires d’esclavage ont hérité d’anciens dossiers tombant sous la loi de 2007. Le nombre de ces dossiers est de 29, selon le juge Bâ Aliou, 11 à Néma, 6 dossiers à Nouakchott et 6 dossiers à Nouadhibou.
La prochaine session pour le jugement d’une affaire pendante devant le tribunal de Néma est fixé fin mars-début avril 2018, selon le juge Bâ Aliou.
Cheikh Aîdara
source authentic.info