Je suis seul, le dernier très beau roman de Mbarek Ould Beyroukest une introspection d’un personnage qui n’est d’ailleurs pas nommé, mais qui est reclus dans une petite chambre, quand son village est pris d’assaut par des fanatiques islamistes. Il est le descendant de Nacerdine, un mystique et un grand chef tribal que le personnage principal évoque et invoque pour qu’il vienne le sortir de l’impasse. L’homme est un journaliste en rupture de ban après l’arrivée des islamistes, dans un village qui n’est pas non plus identifié.
Il est venu se réfugier dans son village, auprès de son ex-femme, appelée Nezha. Ce deuxième personnage sera d’ailleurs le fil rouge de tout le roman. Le héros, à qui l’auteur ne donne pas de nom, monologue tout le long. Ce sont des flashbacks qui font revivre ses souvenirs et ses désirs d’évasions. Le personnage principal se refuse de se présenter comme un héros. Il se trouve même lâche à l’image de la majorité de la population qui a décidé de fuir ou de rester et de courber l’échine. S’ensuit une réflexion sur « Comment devient-on berger omnipotent d’un troupeau, d’un troupeau d’aveugles ? », autrement dit, « comment devient-on chef de guerre ? », voilà entre autres les questions de fond qui sont posés en creux par le narrateur.
Au fil du court roman, apparaissent des personnages comme Ethman, la figure du mal absolu. Il a été l’un des amis d’enfance du personnage principal, jusqu’au jour où il apprend que sa promise, a été violée par les soldats du régime. C’est un peu la bascule du roman. Comment plonge-t-on dans l’horreur islamiste ? Quel peut en être la motivation ? Beyrouk ne propose pas des réponses définitives, il ne fait que suggérer des pistes en forme de questions. Ces fous, auraient-il manqué d’amour et de considérations dans leur enfance ? L’humiliation ne serait-il pas à l’origine de cette folie meurtrière ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné ils deviennent ces bêtes immondes qui ne sont motivés que par la mort, avec le carburant de la haine dans les veines ?
Quand il introduit, le personnage d’Ahmed, Beyrouk semble suggérer l’idée que dans les rangs de ces fous de Dieu, tous les profils ne se ressemblent pas. Ahmed, frère de Nezha, part dit-il chercher la connaissance en Afghanistan ou au Pakistan, avant d’être incarcéré à Guantanamo. Le personnage doute sur sa culpabilité, car l’ayant connu enfant, il ne croit pas en sa radicalisation. Pour lui, l’incurie politique, la corruption dans le pays, font que les jeunes n’ont d’autres perspectives que le départ, ou l’entrée dans l’islamisme radical. Pourtant, Beyrouk fait prendre un autre tournant à son roman, c’est celui de l’Amour. D’ailleurs l’anti-héros se pose en permanence la question de savoir : Comment continuer d’aimer, dans ce monde où tout concours à supprimer la vie, les rires, l’ivresse, la légèreté, l’amour ?
Le roman aurait d’ailleurs pu s’appeler En attendant Nezha, ou En attendant le retour de Nezha. Car le narrateur pense à elle tout le temps. Bien qu’étant divorcé d’elle, il se découvre encore amoureux de celle qu’il a quitté « lâchement » dit-il pour rejoindre Selma. Quand il est revenu dans le village, Nezha, l’a caché dans ce réduit, avec la consigne ferme de ne jamais faire de bruit, de rester dans le noir, de ne jamais ouvrir au risque de se faire prendre.
« Ai-je vraiment aimé Nezha ? Je ne sais pas, je n’ai jamais vraiment aimé, je crois, ni Nezha, ni Selma, ni aucune de mes nombreuses conquêtes, je n’ai jamais aimé personne… sauf ma mère » (p. 60)
L’anti-héros, avoue avoir été attiré par l’argent que lui faisait miroiter la capitale. Pauvre dans ce village du Nord, il a tout fait pour venir s’accomplir en ville. Il s’amourache de Selma la fille du maire qui lui ouvre la porte du pouvoir. Selma est une fille légère qui prend plaisir à faire languir les nombreux courtisans qui viennent voir son père. L’union avec le narrateur va garantir les services d’un collaborateur zélé et sans scrupules. Mais très vite le narrateur déchantera. La figure de la mère toujours en tête, il reviendra dans son village pour se retrouver. C’est ce huis-clos qui constitue le cadre de ce roman aussi bref, qu’intense et puissant.
La violence, la barbarie des djihadistes est insoutenable et le narrateur confie toute son horreur pour les crimes de ses derniers :
« J’ai toujours mal au cœur quand je m’imagine un corps déchiqueté, ses membres volant à part, l’extrême mutilation. Quel paradis accepterait un homme tout en lambeaux et emportant avec lui d’autres au trépas, des personnes qu’il ne connaît même pas ? A quel commandement divin obéit-on quand on sème la désolation et la peur chez des innocents ? Ils ont osé montrer à la télévision, un terroriste, en mille morceaux, j’ai vomi avant de pleurer »… (p.55). Il leur oppose la figure de son aïeul, Nacerdine qui savait guider les masses, qui a longtemps prêché pour la bataille de l’esprit, admiré de ses fidèles, subjugués par sa voix, et ses vastes connaissances. Contrairement à son aïeul, raconte le narrateur, Ethman « ne possède rien, pas de science, pas de verbe, pas de passion des foules, pas d’appels divins, ni de prophéties. Ethman possède une arme et des mots de haine, c’est tout ». (p. 42)
La littérature semble être le seul échappatoire à sa captivité. Il pense à ses lectures pour tenter de trouver des réponses. Il pense notamment à sa lecture de La guerre de la fin du monde de Mario Vargas Llosa. Et le narrateur de s’interroger :
« Est-ce qu’ils lisent des livres, ces gens qui nous tourmentent ? Non, certainement non, ils ne s’intéressent qu’à ce qui conforte leur rhétorique fanatique, ils rejettent sans réfléchir tout ce qui n’entretient pas leurs folles certitudes, ils ne donnent aucune chance aux questions, car réflexion peut être doute, et leur demeure mentale si fragile s’ébranlerait s’ils laissaient paraître les moindres lésions ».
L’anti-héros aura à plusieurs reprises des envies de se révolter, mais ne le fera pas car il est traversé par une forme de fatalisme qui le fera renoncer. Même si vers la fin du roman, il finit par affronter Ethman, dans un courage insensé. Chose étrange, Beyrouk crée une grande frustration à ce moment précis, car il ne nous dit pas si l’anti-héros survit de ce face à face ou pas.
Je suis seul, est un roman qui est passé un peu inaperçu en cette rentrée littéraire, mais il s’agit à l’évidence d’un grand livre qui trouvera son lectorat. Il est publié dans une très belle collection des éditions tunisiennes Elyzad. Un bel hymne à l’amour.
Nassuf Djailani
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