Ancien fonctionnaire des Nations Unies, universitaire et docteur en science politique, observateur de la scène politique, Mohamed El Mounir est engagé au niveau politique avec des amis pour impulser une dynamique de réformes.
Le Calame : En tant qu’observateur et acteur de la scène politique, quel est votre diagnostic de la situation du pays?
Mohamed El Mounir :Ce qui est frappant dans la situation actuelle du pays, c’est l’impatience des populations, notamment les plus déshéritées, face à la pauvreté endémique, aux inégalités, à l’accumulation des injustices et à l’absence de réponses efficaces de l’État. Il est clair qu’il y a une montée de la colère populaire. Je pense que la société est en train d’atteindre un point de rupture, avec des menaces d’instabilité sociale. Le désenchantement pourrait conduire à une crise. La paix sociale n’est pas éternelle et les dynamiques qu’on voit à l’œuvre sont inquiétantes.
Désenchantement dites-vous ?
Oui, et je pèse mes mots. C’est même un euphémisme, compte tenu de la situation actuelle. Aujourd’hui, le désenchantement atteint son paroxysme, avec les effets conjugués de la hausse vertigineuse des prix, la faiblesse des salaires, le chômage et la pauvreté, sans compter les problèmes d’accès aux services de base. Ces attentes, particulièrement pressantes, sont accentuées par l’absence de perspectives et l’impression de vacuité au sommet de l’État, que reflète l’absence de fermeté et de volonté de rupture.
Vous brossez là un tableau relativement sombre au moment où le Président fait état d’un bilan très positif?
Hormis quelques initiatives à saluer, telles que l’élargissement de la couverture maladie à 100.000 familles vulnérables et la distribution de cash aux plus nécessiteux, l’impact social des politiques publiques se fait encore attendre. Il faudrait s’interroger sur les résultats tangibles et concrets de l’action gouvernementale, au-delà des effets d’annonce. Dans quelle mesure les conditions de vie des populations se sont-elles améliorées ? Où est la révolution agricole dont le pays a besoin? Où en est la diversification tant attendue de l’économie nationale ? Où sont les dizaines de milliers d’emplois pour les jeunes, aujourd’hui contraints à s’exiler massivement ? Où sont les milliers de logements sociaux promis ? Les taux de mortalité infantile et maternelle astronomiques ont-ils baissé ? Combien de citoyens ont-ils accédé à l’eau et l’électricité, aux soins et à une éducation de qualité durant ces 3 dernières années ? Où en sont les centaines de milliers de laissés-pour-compte? Tels sont les indicateurs sur la base desquelles l’action gouvernementale devrait être évaluée et je ne suis pas sûr qu’ils soient des plus positifs.
Pourtant le président de la République n’arrête pas de rappeler sa volonté d’engager des mesures fortes pour changer de cap.
Nous ne sommes plus dans le registre des bonnes intentions. L’Exécutif semble surtout avoir fait le choix des demi-mesures, en cherchant à accommoder tout le monde et en évitant de s’aliéner quiconque. Toutefois, à trop vouloir ménager la chèvre et le chou, il risque de perdre sur tous les tableaux à la fois. Ayant été à l’ombre du pouvoir des décennies durant, le Président devrait savoir que la voracité des élites corrompues n’a pas de limites et que leur appétit s’aiguise au fur et à mesure que les opportunités se multiplient. Par ailleurs, les mesures fortes dont vous parlez, n’ont pas empêché la cooptation des élites corrompues et des fils de notables. Ceci indique que le souci est de rassurer les possédants et les moufsidines et que l’on se préoccupe davantage de l’échéance présidentielle à venir que de soulager la souffrance des populations.
Le président de la République est en train d’aller sur le terrain pour expliquer aux populations ces intentions.
Ces visites sur le terrain sont une pratique folklorique qui relève plus de l’électoralisme que de la bonne gouvernance. C’est surtout l’occasion de rencontrer les cadres de Tevragh-Zeina, qui se pressent pour montrer leur supposée popularité, acquise en redistribuant de l’argent sale. Pour le reste, nous avons affaire à un président qui n’a jamais clarifié son approche de manière concrète, laissant les Mauritaniens dans l’expectative et le doute. Ce qui est paradoxal, c’est qu’on est en train de juger Mohamed Ould Abd El Aziz, alors que l’Exécutif actuel ne s’en est pas clairement démarqué, ni au niveau du mode de gouvernance, ni à celui du choix des hommes pour gérer le pays.
Ce procès est pourtant une première, vous l’avez salué vous-même ?
En effet, ce procès aura une vertu pédagogique pour mettre fin à l’impunité et dissuader les gouvernants, tous les gouvernants, de confondre leurs intérêts personnels avec la gestion de l’Etat, mais l’on espérait qu’il marquerait également une rupture avec la corruption, ce qui est loin d’être le cas, fort malheureusement. En ce sens, les Mauritaniens attendent de leurs gouvernants qu’ils traitent les problèmes du pays et non les questions d’amitié, de clientélisme ou de règlement de comptes.
Le président de la République ne semble-t-il pas privilégier une approche consensuelle qui a permis d’apaiser la scène politique ?
Effectivement, le président se situe, et c’est un élément à saluer, dans une approche consensuelle qui aurait pu déboucher sur un compromis national, à travers le processus de dialogue malheureusement avorté. Mais ce consensualisme mou a montré ses limites et a conduit à un déphasage avec les attentes populaires, qui exigent des ruptures et des décisions fortes. C’est ce déphasage que reflète aujourd’hui le mécontentement généralisé et pourrait se traduire demain par une explosion de colère. Un exemple tout simple pour mesurer un tel déphasage: au moment où l’opinion rejette et désavoue les symboles de la dernière décennie, qui ont ruiné le pays, le président leur renouvelle sa confiance en les plaçant à la tête de départements ministériels ou d’entreprises publiques, au motif spécieux que 80% des élites seraient corrompues.
Compte-tenu de votre expérience, quel conseil donneriez-vous au président de la République ?
Je conseille au président de la République de reconnaître certaines erreurs et insuffisances et de corriger le tir à travers une rupture, même graduelle. Cela comporte des risques, certes, mais sur le long terme, il gagnera en crédibilité et rétablira la confiance avec les citoyens. Je lui conseille de choisir le camp du peuple plutôt que celui des élites corrompues et des notables.
Concrètement, qu’est-ce que le président devrait faire ?
Objectivement, s’il veut laisser des traces dans l’Histoire, il devrait annoncer la couleur par des gestes forts de rupture et préparer un programme choc avec des mesures fortes et courageuses, pour montrer que l’on n’est plus dans le registre des bonnes intentions, mais dans celui des actes. Il doit restaurer la confiance des citoyens dans la capacité de l’Etat à répondre à leurs attentes et améliorer l’efficacité de l’action gouvernementale.
Vous semblez accréditer l’idée d’une fracture entre les élites et le peuple
La déception des Mauritaniens atteint aujourd’hui son paroxysme, avec la montée du mécontentement au sein de larges couches de la population, compte tenu du déphasage croissant entre les attentes et le niveau de réalisation de l’action gouvernementale. Le fossé se creuse entre une élite nantie repliée sur ses privilèges et la grande majorité qui lutte pour survivre. Dans ces conditions, il ne faudrait guère s’étonner du succès du discours populiste et de la montée des tentations centrifuges, qui se nourrissent de la perception de l’immobilisme et de l’exclusion.
Comment évaluez-vous les différents acteurs politiques ?
Notre paysage politique oscille entre quelques leaders populistes qui n’arrivent pas à mobiliser les Mauritaniens autour d’un projet de société fédérateur et une opposition traditionnelle qui n’existe plus que sur le papier. Au fond, ce paysage politique arrange le régime, parce qu'il ne peut générer une alternative crédible, malgré le contexte favorable marqué par l’échec des politiques gouvernementales et le désaveu des élites au pouvoir. En marge de cette polarisation, certains groupes, notamment de jeunes, tentent d’exister, malgré un système verrouillé qui les empêche de disposer de leurs partis et, surtout, la faiblesse de la prise de conscience, qui limite leur capacité de mobilisation.
Quel est selon vous le fait politique le plus marquant depuis l’arrivée du président actuel au pouvoir ?
Le fait le plus saillant à mes yeux est incontestablement le délitement et la fin de l’opposition traditionnelle, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, ouvrant la voie aux surenchères populistes. Le régime s’en est accommodé d’autant plus qu’il sait que cette opposition ne le menace guère.
L’éclatement du paysage politique ne laisse-t-il pas un boulevard pour une autre alternative, vu que la nature a horreur du vide ?
En effet, l’éclatement du paysage politique laisse beaucoup d’espace pour l’émergence d’une troisième voie, avec une opportunité qui risque de ne pas se répéter si on ne la saisit pas. C’est ce que beaucoup de groupes, notamment des jeunes, ont compris et qu’ils essaient de s’organiser en conséquence. Toutefois, une telle démarche exige l’engagement continu d’un noyau de réformateurs éclairés, pour contribuer à l’émergence d’une alternative crédible.
Pour recomposer une nouvelle opposition au régime actuel ?
Pas forcément, cette nouvelle voie ne devrait pas s’inscrire pour ou contre le régime par principe, mais en fonction de ce que ses animateurs considèrent être l’intérêt national. Ce noyau pourrait même devenir, le cas échéant, un courant qui transcenderait le clivage majorité/opposition, avec de vraies chances pour engager le pays sur la voie des reformes requises.
Seriez-vous donc prêts à composer avec le régime actuel, s’il vous en fait la proposition ?
Comme je viens de vous le dire, nous ne sommes pas pour ou contre le régime par principe. Nous sommes pour ou contre, seulement en fonction de ce que nous considérons être l’intérêt national. Et ce dernier a toujours été d’engager des réformes pour éviter l’alternative du chaos.
Ensuite, tout dépend du régime, lui-même. S’il exprime une volonté claire d’engager des réformes, pourquoi pas les appuyer ? Si, en revanche, cette volonté est inexistante ou faible, comme c’est le cas aujourd’hui, à ce moment-là, l’opposition ferme et responsable est l’option adéquate. Notre objectif est de promouvoir un changement par le haut, en fédérant les bonnes volontés, pour favoriser une dynamique vertueuse de réformes et s’opposer aux Moufsidines.
Vous semblez déjà engagé dans cette voie ?
Oui, et je ne suis pas seul. Nous sommes nombreux, ici et à l’étranger, à croire à cette chance, qui risque de ne pas se répéter. Nous ne sommes pas des nihilistes ni des populistes ; pour autant, on ne s’accommode pas de la situation actuelle. On rejette le statu-quo au profit d’une dynamique de réforme.
Comment vous comptez procéder ?
Seul le travail collectif peut aider à remobiliser la majorité silencieuse et promouvoir le changement. Cela passe par travailler l’opinion, ressusciter l’espoir, et fédérer, dans la mesure du possible, tous les réformateurs, en espérant que leur addition créera une masse critique suffisante pour promouvoir le changement et les reformes. Je pense que les élites ont une responsabilité et le moment est opportun. Ce pays ne peut plus être laissé entre les mains des catégories dirigeantes actuelles, qui ont montré leurs limites. L’idéal serait que tous ceux qui se revendiquent de l’idée de réformer le pays se retrouvent dans une nouvelle entité qui aurait plus de chances de peser sur le jeu politique, autour d’un pôle dirigé par des personnalités nouvelles, portant un discours plus inclusif et fédérateur.
Et comment vous allez vous distinguer des autres partis et mouvements politiques ?
Notre priorité est de fédérer les aspirations des groupes exclus ou marginalisés afin de créer un rapport de force suffisant pour imposer le changement. Nous plaidons pour un discours inclusif qui prend en compte les attentes de tous, particulièrement les laissés-pour-compte. A cet effet, nous devrions dépasser les logiques identitaires et poser les jalons d’une alternative nationale fédérant les attentes et les espoirs des populations. C’est ça l’équation que les opposants actuels n’arrivent pas à résoudre. Les conditions historiques sont particulièrement favorables, il faut une approche collective pour y arriver. A défaut, nos voix se perdront, une fois de plus, dans le désert.
Mais ce que vous appelez les logiques identitaires semblent connaitre une résurgence ?
Le discours identitaire a toujours existé mais il a été toujours minoritaire, voire marginal, dans le pays. Les régimes le tolèrent par ce qu’il joue toujours en faveur du statu quo, compte tenu de son effet repoussoir. Les régimes ont peur davantage d’une approche susceptible de fédérer l’ensemble des groupes sociaux que d’un discours radical qui restera sociologiquement minoritaire. Les Mauritaniens ont besoin d’un projet politique qui rassemble au lieu de diviser ; un projet qui permet au citoyen de retrouver sa dignité, qui le remet au centre des politiques publiques et non un projet qui fait de l’appartenance ethnique ou sociale un programme politique.
Comptez-vous présenter ou soutenir des candidats aux élections générales ?
Pour les prochaines élections, les jeux semblent déjà faits. Les logiques de représentation tribale et ethnique, conjuguées au discours populiste et aux candidatures farfelues, risquent de peser sur le processus et de faire avorter tout espoir de changement. Le parti Insaf a une longueur d’avance, compte tenu du mode de scrutin, de la mobilisation des notables et de l’utilisation du poids de l’Etat. Par ailleurs, beaucoup d’électeurs qui ne voteraient pas dans les grandes villes en faveur du parti-Etat, le feraient à l’intérieur du pays, sur la base de considérations locales ataviques. C’est un véritable paradoxe : Un parti impopulaire est bien placé pour rafler la majorité aux élections. Mais la majorité silencieuse, qui souhaite une rupture avec les pratiques du passé et avec les Roumouz El Vessad, risque de ne pas s’exprimer, encore une fois, tant elle est convaincue que rien ne changera.
Auriez-vous un candidat à la présidentielle ?
L’engagement politique ne peut être subsumé à l’élection présidentielle, même si c’est un événement important dans la vie démocratique. Jusqu’ici, l’opposition attendait tous les 5 ans pour présenter un ou plusieurs candidats, délaissant pendant cet intervalle le travail de mobilisation, d’implantation, de contestation et d’élargissement de la prise de conscience. Une candidature à la présidentielle devrait couronner un travail de terrain qui s’inscrit dans la durée et non le remplacer. On ne peut couronner le vide et essayer de récolter ce qu’on n’a pas semé ou de capitaliser sur ce qui n’a pas été fait sur le terrain. On ne peut pas gagner sans investir et occuper le terrain de manière continue. Les élections se gagnent par des campagnes d’implantation et un investissement de plusieurs années sur le terrain, ensuite une campagne de porte à porte faite par une armée de militants déployés sur le terrain.
Vous semblez avoir pensé à un candidat à la présidentielle ou au moins au profil de l’homme de la situation ?
Je pense que nous devons rompre avec l’idée de l’homme providentiel qui va transformer le pays. Je pense plutôt à des hommes et des femmes, conscients de la situation, à des réformateurs, courageux et ambitieux qui peuvent porter l’espoir d’un avenir meilleur. Des hommes et des femmes capables de remettre le pays sur les rails et de conduire les réformes requises afin de générer un impact tangible sur les conditions de vie des citoyens. Des hommes et des femmes qui pourront protéger la cohésion sociale et l'unité nationale en s’attaquant aux discriminations et aux inégalités, mais aussi au discours de la haine, afin de promouvoir une citoyenneté fondée sur l’égalité. Des dirigeants qui comprennent le désenchantement des populations, qui sont capables d’un sursaut permettant de répondre aux aspirations des populations déshéritées et de prévenir les révoltes qui couvent, en prenant les initiatives requises avant qu’il ne soit trop tard.
Pensez-vous que vous pouvez un jour gagner les élections ?
Nous sommes suffisamment réalistes pour ne définir que des objectifs atteignables ; nous ne pensons pas qu’on peut gagner par miracle, sans avoir dessiné une stratégie et une approche d’accès au pouvoir et s’être investi sur le terrain.
Ce que vous préconisez est en réalité une refonte du contrat social
En effet, nous devons restaurer les bases du contrat social et refonder l’État sur de nouvelles bases pour mieux construire la Mauritanie de demain, conformément aux valeurs qui ont fait la grandeur de notre société. Ce contact social devrait être fondée sur la participation de tous les groupes et sur une répartition plus équitable des richesses, mais aussi sur les principes de responsabilité et de redevabilité
Une telle refondation passerait-t-elle par une révision du mode de gouvernance ?
Bien évidemment, elle suppose un ajustement du mode de gouvernance, avec une nouvelle approche de gestion des affaires publiques basée sur une gouvernance par l’exemple, en s’appuyant sur une nouvelle génération d’hommes et de femmes reconnus, au-delà de leur compétence, pour leur intégrité et leur passion du bien public. Ils devraient s’engager au service des citoyens, auxquels ils devraient rendre compte, à travers les mécanismes adéquats. Ils devraient, par leur conduite et leurs actes, servir de modèle aux autres, afin de rompre avec l’image du fonctionnaire arrogant et méprisant, qui a trop longtemps miné la relation de l’administration avec ses usagers.
Où se situe l’institution militaire dans votre analyse ?
L’armée est l’une des dimensions du problème, notamment en matière de gouvernance, mais aussi un élément de la solution, du moins si elle se focalise sur ses missions essentielles. Nous devons professionnaliser notre armée pour en faire une armée républicaine, subordonnée aux autorités civiles, qui protège le pays et défend son intégrité territoriale, sans intervenir dans les affaires politiques et économiques. Tel est le défi.
Ne pensez-vous pas comme le prétendent certains opposants que le pays aura du mal à décoller tant qu’il sera dirigé par des militaires ?
Nous ne faisons aucune différence entre civils et militaires. Nul n’est foncièrement bon ou méchant. De plus, la frontière entre les deux n’est pas hermétique. Il y a des bons et des mauvais des deux côtés. Pour nous, les militaires sont des fonctionnaires appartenant à une catégorie spéciale tant qu’ils servent sous les drapeaux. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les anciens militaires, n’ont rien à faire dans la vie politique ; ils ont le droit de s’engager dans la vie publique et ils ont un rôle à jouer en tant que citoyens. Penser qu’un militaire est, par principe, mauvais ou corrompu est un non-sens. Il y a beaucoup de militaires qui sont d’excellents gestionnaires et d’une probité reconnue. Les civils peuvent aussi être pires que tous les militaires, aussi bien en termes d’autoritarisme qu’en terme d’incompétence ou de prédation. Pour autant, l’armée en tant qu’institution est tenue à une certaine neutralité et une réserve, pour éviter qu’elle ne s’engage dans des querelles partisanes. Sa loyauté doit aller à la nation et non à un chef d’Etat fut-il issu de ses rangs. Par ailleurs, tout militaire tant qu’il est en service actif devrait éviter de s’engager dans le domaine politique. L’idéal serait que l’armée s’éloigne de la politique pour mieux se consacrer à sa mission originelle.
Quel est selon vous le principal problème économique du pays ?
Notre principal problème économique est qu’on ne crée pas suffisamment de valeur ajoutée ; nous exportons nos richesses naturelles à l’état brut, sans aucune transformation locale, qui aurait pu permettre d’en démultiplier la valeur. De plus, notre économie dépend essentiellement de deux ou trois secteurs et nous n’arrivons pas à la diversifier.
Et que préconisez-vous pour résorber le problème du chômage qui touche de plus en plus de nos compatriotes ?
En effet, le chômage est devenu un problème structurel qu’il faut traiter en priorité, en élaborant une stratégie nationale pour l’emploi, en partenariat avec le secteur privé, en encourageant les petites et moyennes entreprises par des incitations fiscales et autres, à investir dans les secteurs porteurs. Cette stratégie devrait se focaliser sur les secteurs de croissance potentielle, notamment l’énergie et les mines, les travaux publics, l’élevage, l’agriculture, la pêche, et, éventuellement, le tourisme, en s’appuyant aussi sur le potentiel des nouvelles technologies pour développer une gouvernance électronique. En somme, il faudrait initier une politique volontariste de création d'emplois, y compris par le lancement d’un programme de travaux à haute intensité de main d’œuvre afin d’offrir des opportunités de travail aux moins qualifiés, tout en améliorant les infrastructures.
Vous avez évoqué le secteur privé, quel rôle peut-il jouer dans cette politique de création d’emplois?
Notre idée est d’exploiter les niches de croissance, en tirant partie des opportunités économiques pour créer des emplois dans les secteurs porteurs. Pour y arriver, nous devons encourager les investissements et promouvoir le secteur privé, en améliorant significativement le climat des affaires. Mais pour y arriver nous avons besoin d’un patronat éclairé avec des idées novatrices et non de rentiers ou de simples commerçants. Tout ceci souligne également l’impératif de lutter contre la corruption, qui limite les capacités du pays de tirer profit des opportunités existantes.
Quel rôle peut jouer la diaspora à laquelle vous avez appartenu dans la mise en place des réformes requises ?
Beaucoup de mauritaniens ont réussi dans d’autres pays où le niveau d’exigence est très élevé. On les retrouve dans les organisations internationales, dans le secteur privé en Europe, en Amérique du Nord, dans les pays du golfe, ils s’intéressent beaucoup à leur pays et ils sont prêts à y retourner, même pour des conditions matérielles moindres, pourvu qu’on leur offre la possibilité de mettre à profit leur savoir-faire et leur expertise. D’autres ont réussi des success stories sur place, leur contribution est aussi importante tout en restant là où ils sont, tant en termes de modèles et de référence, qu'en termes d’apport en devises...Il faut dans ces conditions créer les opportunités pour ces cadres pour mettre en œuvre leurs idées afin d’encourager la créativité et l’innovation.
Dans une société qui compte plus de 65% de jeunes, comment comptez-vous vous y prendre ?
Toute réforme devrait commencer par libérer les talents et les énergies de la jeunesse, en l’impliquant et l’associant au processus de développement, à travers des politiques volontaristes permettant d’investir dans la jeunesse et de promouvoir ses talents. Il faudrait faire de la jeunesse une priorité, à travers l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique nationale ambitieuse, centrée sur la création d’emplois et la promotion des talents, en vue de l’associer au processus de développement et d’en capitaliser le dynamisme et l’inventivité. L’idée est de faire face au défi du chômage de masse qui frappe la jeunesse et constitue une menace pour la cohésion sociale.
Il y a un mot qui revient très souvent dans votre discours, c’est celui de rupture. Pourquoi ?
Nous sommes à un moment clé, qui exige des approches plus ambitieuses et des décisions fortes pour désamorcer l'accumulation des frustrations. Ceci requiert une rupture avec les recettes héritées du passé - notamment la redistribution à travers les notables, la cooptation des élites, la gestion au jour le jour - qui ont largement montré leurs limites. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que le contrat social hérité de l’indépendance connait des changements profonds, dus à l’évolution d’une société traditionnelle où la redistribution était canalisée par les notables à une société plus ouverte, marquée par une forte demande citoyenne, exprimant des attentes fortes et exigeant des réponses de l’Etat. Nous sommes dans une période de rupture. C’est valable pour le pouvoir et c’est valable pour l’opposition. On ne peut continuer à utiliser les mêmes recettes. Nous devons agir ici et maintenant en investissant plus de ressources pour répondre aux attentes des plus défavorisés, à travers des mesures concrètes et des programmes significatifs, avec des allocations suffisantes, mais aussi des mesures symboliques. Tout ceci requiert également de rompre avec les élites corrompues avec lesquelles rien n’est possible.
Propos recueillis par Ahmed Ould Cheikh
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