Le Président américain en formulant une proposition assortie de menaces pour l'intégration du Canada et du Groenland aux États-Unis, a ouvert une boîte de Pandore géopolitique aux implications incalculables.
L’histoire de l’humanité a toujours été un balancier oscillant entre l’ordre et le chaos, entre l’instauration de règles destinées à encadrer les rapports de force et leur subversion par des puissances aspirant à les remodeler à leur avantage. Aujourd’hui, nous assistons à une mutation profonde de l’ordre international, non pas une simple transition, mais un bouleversement radical. Ce qui se profile à l’horizon n’est rien de moins qu’une ère de chaos et de confrontation, où la force primera sur le droit, où la diplomatie cèdera la place à la brutalité des rapports de puissance, et où les organisations internationales, si elles ne se réinventent pas, deviendront les témoins impuissants d’un monde en dislocation.
Cette dynamique rappellerait les grandes expansions impérialistes du XIXe siècle, où les grandes puissances s’appropriaient des territoires sans égard pour les droits des peuples concernés. Mais à l'ère moderne, cela déclencherait des réactions nationalistes violentes et de potentielles guerres asymétriques.
Le choix de l’affrontement au lieu de l’ordre
Les grandes puissances, aveuglées par l’illusion de leur toute-puissance et/ou la certitude de leur déclin imminent, se lancent aujourd’hui dans une fuite en avant où le chaos devient non pas un accident, mais un choix délibéré. Elles voient dans l’effondrement du multilatéralisme l’occasion de rebattre les cartes à leur avantage, de figer dans la violence ce que l’économie et la diplomatie ne leur permettent plus d’imposer. Confrontées à l’épuisement de leur modèle de croissance, à la montée des colères internes, à l’érosion de leur soft power et à l’inévitable basculement du centre du monde, elles préfèrent la confrontation au compromis, la force à la négociation, l’unilatéralisme au dialogue. Chaque crise devient un prétexte, chaque faiblesse adverse une opportunité, chaque frontière un pari.
La Russie voit dans le chaos la chance de rétablir son empire perdu, la Chine celle de précipiter l’effondrement de l’ordre occidental, les États-Unis celle de prolonger leur hégémonie en radicalisant l’affrontement avec leurs rivaux. L’Europe, tétanisée, hésite entre le suivisme et l’isolement. L’ONU, impuissante, se mue en spectateur.
Un retour aux lois de la jungle ?
Depuis 1945, l’ordre mondial repose sur un socle fragile : la souveraineté des États, l’intangibilité des frontières, la coopération internationale et la régulation des conflits par des institutions supranationales. Ces principes ont été bafoués à maintes reprises, mais jamais de manière aussi assumée et généralisée qu’aujourd’hui.
Si aujourd’hui, une grande puissance – les États-Unis, la Russie, la Chine – s’arroge le droit d’annexer des territoires sous prétexte de nécessité stratégique, historique ou économique, alors plus aucun État ne pourra prétendre à la stabilité.
Un tel bouleversement risquerait de déclencher une réaction en chaîne incontrôlable, entraînant une escalade des conflits régionaux où chaque nation chercherait à redéfinir ses frontières, une intensification des rivalités géopolitiques menant à une bipolarisation du monde entre un bloc occidental dominé par les États-Unis et un axe Russie-Chine, ainsi qu’une instabilité économique majeure, alimentée par l’incertitude des marchés, la perturbation des flux commerciaux et la frilosité des investisseurs face à un environnement imprévisible.
Si l'annexion de territoires par la force devient une norme acceptée, alors la Russie pourra revendiquer l’ensemble des régions qu’elle considère comme faisant partie de son "monde russe", de l’Ukraine aux pays baltes, tandis que la Chine pourra s’emparer de Taïwan sans autre justification que sa volonté expansionniste. Israël, au nom de sa sécurité, pourra intégrer Gaza, la Cisjordanie, voire étendre son emprise au sud du Liban et au sud de la Syrie. L’Inde et le Pakistan pourraient raviver leur confrontation sur le Cachemire, et des puissances comme la Turquie ou l’Iran, ainsi que d’autres acteurs régionaux, se sentiraient en droit de remodeler les frontières à leur avantage, déclenchant ainsi une reconfiguration chaotique de l’ordre mondial. Cette dynamique, une fois enclenchée, ne connaîtra aucun frein. Car ce qui est légitime pour l’un le deviendra pour tous.
L’histoire nous enseigne que lorsque le droit est remplacé par la force, les guerres deviennent la seule monnaie d’échange entre nations.
L’ONU en ruines : le spectre de la Société des Nations ?
L’ONU, née sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, n’a jamais été un véritable gouvernement mondial, mais un espace de dialogue et de régulation des conflits. Déjà affaiblie par le blocage du Conseil de sécurité, elle risque de devenir un fantôme institutionnel, réduit à la simple gestion des conséquences humanitaires des guerres qu’elle ne pourra plus prévenir.
Ce n’est pas la première fois qu’une organisation internationale s’effondre sous le poids de son impuissance. La Société des Nations avait succombé à son incapacité à stopper l’expansionnisme de l’Allemagne nazie et du Japon impérial. L’ONU pourrait connaître le même sort si elle ne parvient pas à se réinventer.
L’avenir de l’ONU repose sur un dilemme : soit elle se réinvente en un véritable arbitre doté de pouvoirs coercitifs effectifs, ce qui nécessiterait une refonte radicale de sa gouvernance et l’abandon du droit de veto des grandes puissances, soit elle sombre dans l’inefficacité et disparaît de facto, laissant place à une diplomatie fondée sur les rapports de force, où seules les alliances militaires, les blocs de puissance et les jeux d’influence dicteront l’ordre mondial. L’option intermédiaire, celle d’un statu quo où l’ONU subsiste en tant que caisse de résonance des conflits mondiaux, ne fera qu’accélérer sa marginalisation.
Vers un monde fragmenté ?
L’ère de chaos et de confrontation qui se dessine ne se limitera pas aux sphères militaires et diplomatiques. Elle marquera également la fin d’un certain modèle économique.
Depuis la fin de la Guerre froide, le monde s’est construit sur l’illusion d’une interdépendance économique qui garantirait la paix. Or, cette interdépendance est désormais une arme. La Russie, la Chine et les États-Unis ont compris que le commerce, l’énergie, la technologie et les infrastructures financières sont autant d’instruments de pression que de prospérité.
Si la logique de confrontation venait à s’imposer, les échanges commerciaux ne seraient plus guidés par la rentabilité mais par des impératifs stratégiques, entraînant une multiplication des sanctions économiques et une fragmentation accrue du commerce mondial. Face à cette dynamique, les grandes puissances se replieraient sur des blocs régionaux, marquant la fin de la mondialisation ouverte au profit d’un protectionnisme agressif, où chaque acteur chercherait avant tout à sécuriser ses intérêts face à un environnement international de plus en plus hostile.
Ce monde ne sera pas seulement plus instable, il sera aussi plus pauvre. Les innovations technologiques ralentiront, les chaînes d’approvisionnement seront perturbées, la croissance mondiale s’essoufflera.
Le chaos, terreau de l’innovation ou de l’effondrement ?
Faut-il pour autant voir dans cette ère de chaos une fatalité absolue ? L’histoire nous enseigne que les périodes de grande instabilité sont aussi celles où émergent les idées les plus révolutionnaires.
Si les États ne parviennent plus à garantir la stabilité, d’autres acteurs prendront le relais. Les entreprises multinationales, les réseaux numériques, deviendront des pôles d’influence capables de remodeler l’équilibre des pouvoirs. L’intelligence artificielle, les crypto-monnaies, les nouvelles formes de gouvernance décentralisée pourraient, à terme, supplanter les institutions en déclin.
Mais ce futur demeure incertain. Soit l’humanité trouve dans le chaos l’énergie de se réinventer, soit elle s’y engloutit. La clé réside dans notre capacité à anticiper les fractures et à bâtir de nouveaux équilibres avant qu’ils ne s’imposent dans la violence.
Il est aujourd’hui clair que le XXIe siècle ne sera pas une simple continuité du précédent, il sera soit celui de la fragmentation et de la survie, soit celui de la refondation et de l’innovation. Tout dépendra de notre capacité collective à comprendre que le chaos n’est pas une fatalité, mais une alerte.
L’histoire n’est jamais écrite à l’avance. Mais elle n’attend jamais longtemps ceux qui tardent à en prendre la mesure.
Enfin, l’humanité se trouve une fois encore entre l’effondrement et la réinvention, entre le repli sur des logiques belliqueuses et l’audace de repenser un nouvel ordre mondial fondé sur autre chose que la seule loi du plus fort. Si le chaos semble aujourd’hui l’option privilégiée par les grandes puissances, il n’est pas une fatalité. L’histoire a prouvé que l’instabilité peut être le terreau de grandes mutations, pour peu que les acteurs politiques, économiques et intellectuels sachent en tirer les leçons et proposer de nouveaux modèles. Face à la déliquescence des institutions, à la fragmentation des alliances et à la montée des confrontations, le choix n’est plus entre statu quo et conflit, mais entre la construction d’un nouvel équilibre global et l’abandon progressif à l’anarchie internationale. L’enjeu n’est pas de préserver un passé révolu, mais d’imaginer un futur où la puissance ne serait plus l’unique critère de souveraineté et où la coopération, loin d’être un vœu pieux, redeviendrait une nécessité vitale. Si les États échouent à saisir cette opportunité, alors l’histoire se chargera, une fois de plus, de redistribuer les cartes à leur place, dans une tempête dont personne ne ressortira indemne.
Ould Amar Yahya
Economiste, Banquier et Financier