
Le rythme de l'urbanisation s’accélère dans les quartiers de Tevragh Zeina, où les projets résidentiels privés s’étendent à perte de vue vers Nouadhibou, engloutissant les dunes et s’approchant inexorablement de la côte, mal aménagée contre un éventuel déferlement craint, dans une course effrénée contre la montre.
Les chantiers sont en effervescence de jour comme de nuit à la faible lumière des lampes torches éphémères et des écrans de téléphones portables, tandis que des travailleurs étrangers, nombreux, s’exténuent à construire des villas luxueuses et des immeubles de plusieurs étages, contre des bas salaires et dans un quasi-vide juridique en matière de droits et de garanties de sécurité.
Pourtant ces gigantesques projets immobiliers, qui ne comptent malheureusement ni usines ni centres de formation technique pour une industrie locale, ni ateliers contribuant à l’établissement d’infrastructures réellement bénéfiques au développement économique, suscitent de nombreuses interrogations.
Des milliards sont investis dans cet "urbanisme résidentiel" ostentatoire, dont les propriétaires sont souvent des notables usés par les ans ou de jeunes hommes et femmes dont ni l’expérience ni l’âge ne justifient l’accès à de telles fortunes par les voies conventionnelles du travail acharné.
L'argent afflue généreusement pour financer ces projets stériles, contournant tous les obstacles de la construction grâce à l’importation d’équipements et de matériaux des pays industriels les plus avancés. Une telle situation laisse penser que cet argent disponible à volonté, circule sans source claire. Dans ce contexte d’expansion immobilière sans précédent, une question s’impose :
- D’où proviennent ces fonds qui, d’une part, alimentent cette explosion immobilière doublée d’une prolifération étonnante de véhicules luxueux des plus grandes marques mondiales, inadaptés aux infrastructures routières précaires du pays, dont celles de Tevragh Zeina, d’autre part ?
Deux hypothèses principales se dégagent :
1. Ces fonds proviennent de l’argent public, dilapidés à travers des réseaux de corruption protégés par un système tribal actif.
2. Ils sont issus du trafic de stupéfiants ou d’opérations de blanchiment d’argent, réalisées de diverses manières et bénéficiant elles aussi de protections de divers lobbies.
Pendant que les constructions se poursuivent à un rythme effréné, avec une main-d’œuvre immigrée bon marché, laquelle sera plus tard diabolisée à des fins politiques opportunistes, la réalité elle reste bien floue hélas.
Les ambitions légitimes se mêlent aux richesses douteuses et la réalité, à la limite entre le "succès authentique" et l’"enrichissement rapide", devient de plus en plus difficile à discerner.
Le véritable danger qui menace la stabilité et freine le développement réside dans l’absence d’une "notion d’État" clairement définie et appliquée à tous les niveaux. Un tel concept doit reposer sur des fondements solides, qui constituent les piliers essentiels de tout État juste, fort et moderne : des institutions gouvernementales efficaces, un cadre législatif précis, une justice sociale et une transparence administrative. Chacun de ces éléments joue un rôle indispensable dans la construction d'un État stable et prospère.
Les institutions gouvernementales efficaces forment le cœur du fonctionnement de l’État. Bien structurées et opérationnelles elles permettent d’assurer une gouvernance qui répond aux attentes des citoyens, et assure un équilibre des pouvoirs. Lorsque ces institutions sont compétentes et bien gérées, elles créent un environnement propice à la stabilité politique et à la prise de décisions cohérentes.
Le cadre législatif clair et équitable assure une législation compréhensible, stable et respectée par tous. Un système juridique solide et transparent est le garant de l’ordre social et de la sécurité, mais aussi de l’égalité devant la loi. Des lois claires et bien appliquées permettent de prévenir les abus de pouvoir, de garantir l’équité et de renforcer la confiance des citoyens envers le gouvernement.
Un État véritablement stable doit veiller à la justice sociale, c’est-à-dire à l’équité des droits et des opportunités offertes à ses citoyens. En garantissant l’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi et à une protection sociale efficace, l’État favorise l’harmonie sociale et réduit les inégalités qui peuvent engendrer des tensions internes et nuire au développement collectif.
La transparence est un principe fondamental pour établir la confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Elle permet de lutter contre la corruption, de garantir la responsabilité et d’assurer que les ressources publiques sont utilisées de manière optimale. En favorisant un accès libre à l’information et en garantissant des processus décisionnels ouverts, la transparence renforce la légitimité de l’État et permet aux citoyens de participer activement à la vie politique.
Ainsi, pour que l’État puisse garantir la stabilité et encourager un développement durable, ces quatre piliers doivent être mis en œuvre de manière cohérente et interconnectée. C’est en intégrant l’efficacité institutionnelle, un cadre législatif fiable, une justice sociale tangible et une transparence totale que l’on peut construire un État moderne et fonctionnel, capable de répondre aux défis contemporains et de répondre aux aspirations de ses citoyens.
Or le problème ne se limite pas à un déficit théorique de cette construction institutionnelle, mais aussi à son absence dans les pratiques quotidiennes. La classe instruite, bien qu’ayant bénéficié d’une éducation supérieure dans certaines des plus prestigieuses universités du monde, a failli – volontairement ou sous la pression de l’État profond – à jouer son rôle dans la consolidation de cette notion fondamentale.
Malgré leurs vastes connaissances, leurs compétences spécialisées et leur discernement des modèles de gouvernance avancés, ces élites ont laissé ces acquis intellectuels en suspens, sans les traduire en solutions adaptées aux réalités de leur pays.
Plutôt que d’utiliser leur savoir pour renforcer les mécanismes de construction étatique, elles se sont repliées sur leurs intérêts personnels et ont cherché à imiter des modèles éloignés de leur propre culture et histoire, creusant ainsi un fossé avec le peuple.
Le peuple, quant à lui, n’a point subi, après plus de six décennies d’indépendance, de transformation notoire dans sa mentalité rétrograde et moins encore dans ses conditions de vie déplorables. L’éducation reste déficiente, le développement économique entravé, malgré l’abondance et la diversité de ses ressources naturelles : minerais de haute teneur (fer, cuivre, or), cote parmi les plus poissonneuses au monde, des milliers d’hectares de terres agricoles arrosés par les eaux d’un fleuve prodige, un important cheptel de plusieurs millions de têtes (Bovins, camelins, caprins), ainsi que du pétrole et du gaz. Toutes ces ressources n’ont pas été exploitées de manière optimale pour construire des infrastructures solides, améliorer les services publics, diversifier l’économie et créer des emplois durables. La pauvreté, la maladie, l’ignorance et la faim demeurent le lot quotidien de la majorité de la population.
Les couches sociales marginalisées, souffrant d’une longue histoire d’exclusion, continuent d’éprouver des difficultés à faire valoir leurs droits fondamentaux, perpétuant ainsi le cycle de la pauvreté et de l’injustice. Ce statu quo s’explique par le retard dans l’émergence d’un État central après la période coloniale, en 1960, dans un contexte marqué par l’absence des éléments fondateurs essentiels à la consolidation d’une autorité forte et légitime.
L’instauration d’un véritable État passe nécessairement par une refonte des relations entre les élites politiques et la population, ainsi qu’entre les élites et l’État lui-même, à travers un dialogue basé sur la franchise, l’intérêt national et la préservation de l’unité nationale. Ce dialogue doit prioriser la réforme du système éducatif et sanitaire, l’optimisation de l’exploitation des ressources naturelles et la construction d’infrastructures modernes et accessibles.
C’est à travers ces efforts que l’on pourra tracer les contours d’un véritable renouveau, qui met fin à l’immobilisme et ouvre la voie à un développement durable et inclusif.
Les propositions politiques, sociales et économiques qui émergeront des débats du dialogue à venir seront-elles en mesure de catalyser ce changement ?
El Wely Sidi Heiba