Zemen Zerihun pensait avoir gagné un ticket pour une vie meilleure quand, arrivant de sa ferme natale, il a décroché un emploi d'ouvrier du textile dans le parc industriel de Hawassa, dans le sud de l'Ethiopie.
Mais au bout de quelques mois, le jeune homme de 22 ans a claqué la porte, las de travailler dans des conditions stressantes pour assurer la productivité, huit heures par jour, six jours par semaine, sans pouvoir vivre décemment avec un salaire de 31 euros par mois.
Là-bas, "les superviseurs vous traitent comme des animaux", explique-t-il. "Trop lent", "Paresseux", lui hurlaient-ils si la cadence de la chaine de production ralentissait. Ils étaient si stricts qu'ils suivaient les ouvriers aux toilettes pour s'assurer qu'ils ne perdent pas plus de temps que nécessaire. "J'ai souffert", dit-il à l'AFP.
Cet exemple illustre un des principaux défis auxquels doivent faire face les autorités éthiopiennes qui veulent industrialiser le pays pour le rendre moins dépendant de l'agriculture.
L'idée est de suivre le modèle de la Chine et d'autres nations asiatiques en attirant des investissements étrangers grâce à une main d'oeuvre bon marché, en bâtissant un robuste secteur manufacturier à même de fournir des emplois aux jeunes.
De fait, l'activité industrielle dans les douze parcs existants a créé des dizaines de milliers d'emplois.
Mais en dépit d'un taux de chômage élevé, les jeunes refusent de travailler pour un salaire de misère dans des conditions déplorables: des milliers d'entre eux ont préféré démissionner.
A Hawassa, le taux de renouvellement du personnel avoisinait les 100% en 2017-2018, selon un rapport du Stern Center for Business and Human Rights de l'université de New York, publié en mai 2019.
- Industrialisation à tout prix -
Les coûts additionnels liés au recrutement et à la formation des nouveaux employés se sont "révélés considérablement plus élevés que ce que le gouvernement avait initialement évoqué", poursuit le rapport.
Le Premier ministre Abiy Ahmed considère ces parcs industriels comme un moteur de croissance qui pourrait permettre d'éviter les troubles avant les élections prévues en août 2020.
Dès 2014 - quatre ans avant son arrivée au pouvoir - le gouvernement a réalisé que le secteur agricole, principal pourvoyeur d'emplois du pays, ne pourrait pas produire assez de postes pour une population en augmentation constante, analyse Arkebe Oqubay, un des architectes de la stratégie.
Selon la Banque mondiale, deux millions de nouvelles personnes entrent chaque année sur le marché du travail en Ethiopie, qui connaît une des croissances économiques les plus rapides du continent.
Mais malgré les efforts, la manufacture ne représente toujours que 10% environ des activités économiques du pays.
Le projet phare du parc Hawassa, un site rassemblant 52 usines textiles américaines, européennes et asiatiques, a ouvert en 2017. Environ 30.000 travailleurs y cousent nuit et jour des t-shirts, des vêtements de sport.
Vingt-neuf autres parcs industriels doivent voir le jour à travers le pays d'ici la fin de l'année, dans des secteurs comme la production de machines ou les technologies de l'information et de la communication, note M. Arkebe.
Cette politique a déjà porté ses fruits: les investissements étrangers directs ont atteint 4,3 milliards de dollars (3,9 milliards d'euros) en 2017, quatre fois plus que cinq ans auparavant.
- Les plus mal payés au monde -
Mais les bas salaires restent sous le feu des projecteurs.
Les travailleurs d'Hawassa sont les ouvriers du textile les plus mal payés au monde, avec un salaire de base de 23,4 euros, selon le Stern Center.
Gagner si peu n'est pas rare dans un pays qui n'a pas instauré de salaire minimum. Mais les ouvriers expliquent qu'ils peuvent à peine se payer de quoi acheter à manger, prendre les transports et régler leur loyer. Même en partageant de minuscules appartements où ils dorment à tour de rôle en fonction de leurs horaires.
Huit mois après avoir démissionné, Zemen Zerihun n'a toujours pas d'emploi mais il n'a aucun regret. Il préfère retourner cultiver la terre sur la ferme familiale plutôt que peiner à l'usine qui au départ représentait pour lui l'espoir d'une ascension sociale.
Même chose pour Medihant Fehene, qui a elle aussi quitté son travail à Hawassa.
"Je devais me lever pour prendre le bus à 05H30 du matin pour commencer le travail à 06H00, ou alors si j'avais un horaire d'après-midi, je ne rentrais pas avant 23H30, lorsqu'il fait nuit et que ce n'est plus sûr pour une femme d'être à l'extérieur", raconte-t-elle.
Passer de l'agriculture à la manufacture est compliqué pour ces travailleurs, relève Tony Kao, un responsable de JP Textile.
"Cela a pris du temps simplement pour qu'ils apprennent le travail industriel", dit-il. "Maintenant, ils doivent arriver à l'heure, apprendre de nouvelles compétences, comment manier des machines. C'est un nouveau chapitre de leur vie".
Le gouvernement a tenté de répondre aux frustrations des employés, en donnant par exemple des terres aux entreprises pour construire des dortoirs à loyers subventionnés, souligne M. Arkebe.
Mais ce fonctionnaire, maintenant conseiller spécial du Premier ministre, défend les bas salaires, qui encouragent selon lui les investissements en Ethiopie plutôt que dans des pays où le secteur manufacturier est plus établi.
- Organiser les ouvriers -
"Si les salaires sont élevés et que les investissements n'arrivent pas, il n'y aura pas de créations d'emplois", argue-t-il. "Les moyens de subsistance des travailleurs peuvent s'améliorer avec leur productivité", affirme M. Arkebe, en évoquant le processus d'industrialisation en Angleterre et aux États-Unis.
Les patrons du secteur textile y trouvent leur compte. "L'Ethiopie est l'avenir du vêtement. Tout le monde regarde par ici maintenant", s'enthousiasme ainsi Raghavendra Pattar, directeur de la Nasa Garment Plc à Hawassa.
A Hawassa, personne ne représente vraiment les ouvriers - à part des conseils de travailleurs considérés comme un outil de contrôle des patrons sur les employés.
Mais la Confédération des syndicats éthiopiens prévoit de commencer à les organiser au début de cette année, selon son vice-président Ayalew Ahmed. "Si les employeurs acceptent des syndicats dans l'entreprise, ce sera bien. Sinon, on les établira en dehors".
Le gouvernement soutient le droit des travailleurs à s'organiser tant que ce processus ne cause pas trop de perturbations, prévient le ministre des Finances Eyob Tekalign Tolina.
En attendant, à Hawassa, le turn-over se poursuit.
Un récent matin, l'AFP a vu des dizaines de candidats faire la queue pour passer des tests d'enfilage d'aiguilles ou de pose de clous.
Dans le parc industriel, Tekle Baraso Bonsa, 22 ans, interrompt un instant son travail consistant à teinter des fils de laine pour expliquer qu'il économise afin d'étudier à l'université et que les quelque 30 euros qu'il gagne à l'usine sont sa meilleure option.
"Si je ne faisais pas ça, je serais en train de cirer des chaussures".
AFP