En majorité ils n'ont pas vu le film tourné en bas de chez eux et sélectionné aux Oscars. Au Chêne Pointu, quartier de Clichy-sous-Bois décor des "Misérables" de Ladj Ly, les habitants "survivent" en attendant la démolition de leur cité, emblématique du mal logement dans les banlieues françaises.
"Ici on se promène les yeux fermés", lâche Sylvie Doburca, 76 ans, dont plus de 40 au Chêne Pointu. Les yeux fermés pour ne pas voir les barres lépreuses aux allures de clapiers, les halls tagués et souillés d'urine, les ordures, la moisissure, les rats, la drogue.
Cette ancienne ouvrière se souvient d'un quartier "magnifique" à son arrivée. Maintenant, elle a "envie de partir".
L'histoire de cette résidence privée, souvent présentée comme "la copropriété la plus dégradée de France", est d'abord celle d'une erreur urbanistique. A la fin des années 60, classes moyennes et cadres se pressent pour acheter sur plan les 1.500 logements dotés de tout le confort moderne, avec la promesse de l'arrivée d'une autoroute et d'un métro aérien. Qui ne verront jamais le jour.
"C'était aussi une erreur technique de penser que des copropriétés aussi énormes pouvaient fonctionner. Et une erreur architecturale: les appartements sont des passoires thermiques", dit le maire socialiste Olivier Klein, qui a grandi dans cette résidence où ses parents se sont installés en 1967.
A début des années 1980, écrasés par le poids conjugué du remboursement du crédit et des charges, ils vendent pour devenir locataires dans la résidence voisine. Des centaines d'habitants feront la même chose.
Sur fond de crise économique, la spirale de la paupérisation est enclenchée dans ce quartier enclavé, 15 km de Paris mais près d'une heure et demie en transports, bidonville vertical où prospèrent les marchands de sommeil.
Parmi les 5.000 à 8.000 habitants - on ignore leur nombre - près des deux tiers vivent sous le seuil de pauvreté, souvent dans les logements sur-occupés, "source de contagion" (tuberculose en 2011, teigne en 2016-2017), selon une enquête sociale de 2017.
- Epicentre des violences de 2005 -
"Les gens ici, voir leur cité aux Oscars ça leur fait pas grand chose. Faudrait d'abord qu'ils trouvent de quoi manger", dit Leonor Cantero, qui monte des projets avec les habitants du quartier.
Taïeb, collégien qui a vu le film lors d'une projection organisée par la mairie, trouve qu'"il donne une mauvaise image". "En vrai, c'est pas comme ça. C'est pas aussi violent", dit-il.
Au Chêne Pointu, on sait de quoi on parle : c'est ici, où vivait Bouna Traoré, l'un des deux adolescents morts en 2005 dans un transformateur électrique après une course-poursuite avec des policiers, qu'ont éclaté les plus graves violences urbaines qu'ait connu le pays.
Si les quartiers HLM voisins ont bénéficié ensuite de vastes programmes de rénovation urbaine - à l'instar des Bosquets, dans la ville voisine de Montfermeil, où "Les Misérables" sont censés se dérouler -, il ne s'est rien passé ou presque dans cette propriété privée dans laquelle l'Etat n'avait aucun levier d'action.
"On s'est battu pendant plus de 10 ans. Il a fallu changer la loi", relate Joëlle Boneu, directrice de ce dossier à l'Etablissement public foncier d'Ile-de-France, et collaboratrice de l'ex-maire de Clichy-sous-Bois et sénateur, Claude Dilain.
Il a fallu attendre 2015 pour que le quartier fasse l'objet de la première "Opération de requalification des copropriétés dégradées (ORCOD) d'intérêt national" : depuis, un à un, l'Etat rachète leurs appartements (700 environ à ce jour) aux habitants, pour certains relogés en logement social.
Une opération dont le budget est estimé à 500 millions d'euros, et qui durera au moins jusqu'en 2030. A terme, toutes les barres seront démolies.
Même si le prix proposé était faible (54.000 euros pour un T4 de 58 m2), Sylvie Doburca a fini par vendre son appartement. Son voisin, Florentin Djeke, a refusé. "Je préfère payer les charges, même si c'est énorme, 1.100 euros par trimestre, explique-t-il. Quand les gens peuvent plus payer, qu'est-ce qu'ils font ? Ils laissent leurs enfants vendre de la drogue parce qu'il n'y a pas de boulot. Ici, on survit", dit-il.
Il est heureux que le film de Ladj Ly ait été sélectionné aux Oscars. "Il faut que le monde entier sache ce qui se passe à Clichy-sous-Bois. Sans les émeutes de 2005, on n'aurait pas eu le tramway. Ce film peut peut-être apporter quelque chose au quartier...", espère-t-il.
AFP