Dans des cultures où l’uniformité, la soumission aux puissants, le culte du passé, l’attachement à la norme tiennent lieu d’appréhension du monde, une simple pensée devient une hérésie. Malgré tout l’amour que je nous porte, force m’est de constater que nous n’avons jamais connu les grands débats d’idées qui ont agité d’autres pays de la sphère arabo-musulmane, par exemple. Nous n’avons pas eu de Michel Aflaq, pas de Mohamed Iqbal, pas d’Arkoun, pour ne citer qu’eux. Jamais, au grand jamais, nous n’avons émis le culte de la pensée libre et de l’argumentation, comme symbole de vivacité intellectuelle.
Jamais nous n’avons osé. Non pas que nous ne le pouvions mais parce que la norme sociale de soumission n’a jamais permis cet élan de l’intelligence, les débats, le courage. Nous n’avons donc rien offert au monde. Nous ne nous sommes offerts qu’à nous, tenaces dans la survie en milieu difficile, agrégés à des espaces où l’ancrage n’était qu’impermanence, où la terre n’était que nourricière… Cet ancrage à nous, cette faculté à tenir tête à l’hostilité de nos milieux de vie, à rebondir après les invasions, les chamboulements, les laminages des cultures premières qui furent nôtres, les déchirements de la colonisation, l’imposition de la démocratie (et de cet État-Nation qui n’a aucun sens, sauf et seulement si on l’appelle État multiNational), est une bravoure, un pied-de-nez à l’hostilité, un pied-de-nez à la mort. Nous avons vécu là où la mort semblait la seule vertu. Et nous avons fait, de la vie, la seule morale.
Mais, pour ceci, pour cet arrimage et à nos espaces et aux mondes qui vivaient à nos frontières, il a fallu sacrifier l’individu et son intelligence. Le groupe seul permettait la survie. Le groupe seul a donc mangé l’individu, ce singleton humain qui ne pouvait exister que via un groupe, une appartenance, une tribu, une ethnie, une caste. Quand, ailleurs, des hommes et des femmes empoignaient le monde, l’interrogeaient, le sommaient de répondre, dans cet espace musulman de l’après première guerre mondiale, nous nous perpétuions un monde hiérarchisé où une « caste » s’était appropriée le savoir et le droit à la pensée, nous contentant d’acquiescer, de réciter, de recopier. Nous fûmes peuple de moines copistes. Et peuple de réciteurs qui, jamais, n’osait toucher les frontières du savoir généralement admis par tous. La seule originalité que nous avons admise fut celle de la poésie. Elle nous a offert des bouches d’aération, des soupapes de respiration. A défaut d’être peuple « penseur » (c’est-à-dire décideur), nous fûmes peuple poète. Ce fut notre merveille, ce fut notre force, ce fut notre malheur.
Et nous voilà en ce XXI° siècle, celui de tous les défis, celui des grands bouleversements, celui des croisées des chemins, celui des sangs versés, celui des violences. En ce siècle où jamais l’intelligence n’aura été si malmenée, nous avons été catapultés, sans la moindre once de culture du débat et du droit à la différence. Nous ne savons pas nous renouveler. Nous ne savons pas offrir. Nous ne savons que crier. Et un monde qui crie est un monde où une pensée devient une hérésie, dès qu’elle sort de la torpeur intellectuelle généralement admise. Nous sommes devenus peuple d’inquisiteurs, chacun s’estimant seul garant de la « hallalité », de la « conformité » de la pensée. Un peuple où une poignée d’hommes savants décident pour nous, décident comment nous devons penser, comment nous devons assumer notre humanité. Pendant des siècles, nous avons été formatés à une pensée unique.
Et nous voilà repliés en violences, en imprécations, en menaces. Une idée neuve nous semble une menace ; une idée différente, un mal ; une opinion non conform(ist)e, une hérésie à noyer dans le sang. Nous avons éteint nos intelligences, pour n’être que des caisses de résonance, terrain de chasse facile pour les extrémismes qui uniformisent, qui tuent nos mémoires, nos cultures, qui nous apprennent que d’où nous venons est mal, que les vêtements traditionnels de nos mères ne sont pas bons, que l’argent achète tout, surtout l’intelligence. Nous ne savons que bâtir des mosquées, pas des écoles. Nous ne savons que fulminer pas aimer. Nous ne savons que nous opposer à l’ouverture aux autres, pas nous inscrire dans l’éducation, l’apprentissage, le développement. Nous pensons qu’une appartenance tribale, un nom, fait de nous un être humain. Qu’une identité est chose sclérosée et rigide. Qu’un mensonge historique (je parle de nos tentatives de révisions d’une partie de notre histoire) fait une Nation et un peuple.
Nous nous plaisons même dans nos chaînes. Elles sont confortables. Nous regardons nos intelligences, nos compétences quitter notre pays et offrir, aux autres cultures, leurs savoirs et leurs audaces. Nous avons laissé la rue aux fanatiques, aux ignorants. Nous leur avons permis de terroriser, de prendre la justice en otage, d’être impunis dans des sociétés où le courage n’est pas vertu première. Nous avons laissé et accepté qu’une pensée devienne une hérésie. Et que cette hérésie ne soit que prétexte à tous les mensonges et à toutes les manipulations. Pourtant, pourtant, nous possédons tout en nous, même le sens de la critique, de la pensée. Il suffit juste d’oser. Et, peut-être, un jour, incha Allah, rejoindrons-nous la marche du monde.
Salut.
Mariem mint Derwich
source lecalame.info