Abordé de manière lapidaire dans la partie (4) de la présente contribution, le taux d’escompte est un instrument de politique monétaire qui, utilisé à bon escient par la Banque Centrale, va la mettre en situation de contraindre les banques primaires à répartir leur « excès de liquidités »entre les principaux agents économiques, qu’il s’agisse des ménages pour leur consommation ou des entreprises pour leurs investissements.
Cette fonction de répartition est vitale ; on peut même affirmer que c’est la raison d’être des banques primaires dont le rôle primordial est de collecter les dépôts des clients, pour les redistribuer sous forme de crédits aux agents économiques qui en ont le plus besoin ;
c’est grâce à ce rôle de machine à distribuer le crédit que le système bancaire va contribuer au financement de l’économie réelle à travers un mécanisme complexe de traitement des dépôts dont une partie sera logée au niveau de la Banque Centrale pour répondre aux critères légaux de solvabilité, le reste ayant vocation à financer l’économie réelle, sous forme de crédits affectés à la consommation et à l’investissement.
Cependant, les choses ne se passent pas toujours de la sorte, les banques primaires étant enclines à utiliser ces dépôts excédentaires à des fins spéculatives ; ils serviront par exemple, sans que cette liste ne soit restrictive, à faire des montages immobiliers par l’intermédiaire de sociétés écrans, acquérir des actifs auprès de sociétés existantes pour s’en assurer le contrôle, créer de nouvelles sociétés, acquérir des obligations d’Etat rémunérées à des taux incitatifs, outre des conditions de maturité avantageuses, placer cet « excès de liquidités » à la Banque Centrale moyennant une rémunération substantielle sur la base du taux d’escompte et, de nos jours, avec la libéralisation des comptes financiers facilitée par une globalisation à outrance, les banques primaires vont s’afficher de plus en plus, par le biais de l’usage spéculatif de ces dépôts qui excèdent les exigences de solvabilité, comme des acteurs de la finance internationale, même si c’est à titre marginal et au prix de risques inconsidérés, souvent mal, ou pas maîtrisés du tout.
Cette attitude qui consiste pour une banque à utiliser les dépôts de ses clients à des fins spéculatives, est en soi une violation littérale du contrat qui se crée de manière spontanée entre la banque et son client, car à l’instant même où ce dernier alimente son compte, il s’instaure à ce moment précis, une relation qualifiée juridiquement de contrat dépôt, relation sur la base de laquelle, la banque (dépositaire) s’engage à garder le montant qui lui est confié en lieu sûr et à le restituer au déposant (le client) dès qu’il en exprime le besoin, comme elle implique pour ce dernier une obligation de rémunération du dépositaire qui prend souvent la forme de frais de tenue de compte ; cette relation peut s’illustrer comme suit : « je vous confie mon bien pour qu’il soit en lieu sûr, pour que je puisse en disposer à ma guise en temps voulu et, en contrepartie de cette prestation, je vous verse une rémunération ».
C’est ainsi que l’expression « excès de liquidités » pour qualifier les dépôts qui dépassent ceux répondant aux critères légaux de solvabilité des banques primaires manque d’à propos ; c’est une expression inappropriée, car elle ne reproduit pas fidèlement la relation juridique qui s’établit entre le client et la banque. Cette notion d’ « excès de liquidités » ne correspond pas non plus à celle de prêt comme le soutiennent les économistes de certaines institutions financières internationales, fortement impliquées dans les programmes d’ajustement, et qui qualifient le dépôt que le client fait à la banque de prêt dont elle peut disposer à sa guise, à charge d’en restituer le montant au déposant, ce qui justifierait qu’entre le moment qui sépare la réception de ce dépôt et celui de sa restitution, la banque puisse l’utiliser aux fins qu’il lui plaira ;
cette approche élude le risque inhérent à la transformation des dépôts, par essence à court terme, en actifs à long terme, comme elle camoufle l’aléa qu’implique une telle transformation, considérée pourtant comme le poumon de l’industrie bancaire. Elle n’en recueille pas moins l’adhésion des banques, ce qui explique en partie les chocs de liquidités auxquelles elles sont confrontées de temps à autre, du fait de l’imprévision du risque de transformation ou de sa mauvaise appréciation. Certaines banques vont combler cette insuffisance managériale, parmi d’autres qui les exposent aux chocs de liquidité, en se livrant à des agissements répréhensibles dont notamment le blanchiment de capitaux , dérive dont aucune banque n’est à l’abri, y compris les mieux loties dans les pays les plus riches de la planète, la dernière en date à s’y adonner, étant une banque d’Europe du Nord qui blanchissait pour le compte de réseaux mafieux originaires de pays surgis des cendres de l’ancienne Union Soviétique.
S’il en est ainsi des banques de pays à fort potentiel de développement économique, Il en sera à fortiori de même pour les banques de pays en voie de développement aux taux de bancarisation d’une faiblesse affligeante, où les marchés de capitaux sont soit inexistants, ou fortement sinistrés et très peu réglementés, s’ils existent. On peut à cet égard supputer que l’absence de marché de capitaux, la faiblesse du taux de bancarisation, une réglementation bancaire laxiste, la prolifération de banques nouvelles qui poussent à la va-vite comme de la mauvaise herbe, sont autant de présomptions graves, précises et concordantes de l’existence à grande échelle d’une véritable industrie de blanchiment de capitaux d’origine douteuse, recyclés à travers une myriade de banques, dont la multiplication associée aux boutiques de change et autres vendeurs ambulants de devises, va rendre plus complexe, sinon impossible la maîtrise et le contrôle de la masse monétaire, ce qui est un moindre mal par rapport aux risques d’implosion des pays qui abritent ce genre de flux financiers d’une toxicité morbide.
L’histoire nous enseigne que c’est à travers des boutiques de change identiques, utilisant des circuits bancaires du même ordre et du même type, que des trafiquants au Mexique vont, au cours du siècle passé, blanchir et inonder de dizaines de milliards de dollars les Etats-Unis avec la complicité de banques américaines, dont certaines seront condamnées à de lourdes amendes. (Voir l’article publié par le même auteur sur ce sujet dans les colonnes de CRIDEM sous le titre : « Enjeux des défaillances bancaires » 1). C’est par l’intermédiaire de ces boutiques de change et de banques du même acabit que les techniques de blanchiment sont facilitées et peuvent être utilisées à la perfection par la mafia, pour contaminer et infecter à grande échelle le marché par l’argent du crime.
On peut donc aisément comprendre, tout en le condamnant fermement, que les banques primaires qui trouvent un plus grand intérêt à utiliser impunément et avantageusement l’argent des déposants par pur amour du lucre, soient réticentes à l’affecter au financement de l’économie réelle, et ce sera systématiquement le cas chaque fois que le taux d’escompte affiché par la Banque Centrale sera attrayant ; les banques primaires vont alors placer ces dépôts excédentaires au niveau de la Banque Centrale moyennant rémunération, plutôt que de les affecter à leur destination naturelle, en les distribuant sous forme de crédits aux principaux agents économiques que sont les ménages et les entreprises ; c’est précisément pour éviter ce dévoiement du métier de banquier que dans les économies occidentales de marché, le taux d’escompte varie aux voisinages de zéro ; il s’agit de dissuader les banques de laisser dormir les réserves excédentaires à la Banque Centrale sous l’effet d’un taux d’escompte à forte rémunération, pour les contraindre de cette manière, à les orienter vers le financement de l’économie réelle, et faire en sorte que les banques ne dévient de leur vocation première, qui consiste à distribuer du crédit.
Cette relation telle que décrite ci-dessus entre les deux secteurs, monétaire et privé, n’est pas neutre ; pour autant qu’on adhère à une économie libérale, elle constitue un facteur de croissance ; elle procède de surcroît d’un souci d’équité, car si les banques font des acquisitions( investissements directs ; en portefeuille……) avec les dépôts des clients, il est de l’ordre normal des choses qu’elles renvoient l’ascenseur à ces clients, en leur accordant des crédits pour financer leur consommation et leurs investissements ; c’est cet échange qui sous-tend l’économie de la relation entre le banquier et son client, mais également les équilibres macro-économiques que cette relation induit et qui ne sont du reste pas anodins car, lorsqu’ils sont rompus, cela se traduit toujours par des dysfonctionnements qui vont affecter et détériorer la portée de l’investissement des entreprises, débouchant sur une atrophie du secteur privé, puis à terme, sur sa disparition pure et simple au profit d’autres agents économiques, dont les stratégies privilégient le dirigisme d’Etat, tendance de plus en plus observée à travers la prépondérance de l’investissement à caractère public sur l’investissement privé, et l’effet bien connu d’éviction du premier sur le second. Chaque fois que l’investissement public prendra de l’envol, il s’en suivra systématiquement une réduction de l’investissement privé.
Cet effet d’éviction est l’expression d’une relation négative entre l’investissement privé et l’investissement public, ce dernier se nourrissant de politiques budgétaires expansionnistes visant à corriger les soldes budgétaires des effets du cycle économique, sauf que le recours systématique, chronique et répété aux instruments de politique budgétaire pour contourner ou contenir le caractère cyclique des chocs macro-économiques, contribue à l’accroissement continu des besoins en financement de l’Etat que la Banque Centrale va soutenir en première intention par la réduction de ses actifs, dont les prêts aux banques primaires, qui à leur tour, vont réduire les crédits au secteur privé, d’où l’effet d’éviction relaté.
Les conséquences peuvent se poursuivre au-delà, pour englober également un risque d’inflation à cause de la pression de plus en plus croissante sur le bilan de la Banque Centrale qui se verra obligée d’ accroître son passif en utilisant les dépôts détenus par les banques ou d’autres agents, d’où le risque d’inflation évoqué tantôt, entretenu par une augmentation continue de la monnaie centrale, et pouvant déboucher sur d’autres pressions macro-économiques qui ne tarderont pas à voir le jour, dont à titre principal, l’accroissement et le risque de non-viabilité à terme de la dette ; autant de pressions macro- économiques dont la gravité ira de pair avec le caractère élevé et persistant des besoins en financement de l’Etat qui, toujours dans cette quête éperdue de fonds, pourra même charger des entreprises publiques d’emprunter pour le compte du trésor avant de rétrocéder à ce dernier le produit de cet emprunt ; il s’agit là d’une technique peu orthodoxe, mais relativement courante, connue sous l’appellation de circuit de financement indirect du trésor , qui explique les faillites en cascade de ces entreprises dont le seul but est d’endetter l’Etat et qui donc, ne vont plus tarder à disparaître, une fois cet objectif atteint.
*Nul ne conteste que les chocs macro-économiques puissent être atténués par des politiques budgétaires expansionnistes, mais il s’agira toujours de solutions conjoncturelles qui ne sauraient se répéter sans déboucher sur un mode de gestion dirigiste de l’économie dans lequel le capital public prendra le pas sur le capital privé, sans pour autant qu’il n’y ait une appropriation collective réelle des moyens de production, encore moins une redistribution équitable des richesses nationales, mais bien au contraire, l’émergence d’une élite politico-bureaucratique budgétivore, qui encouragera la prééminence d’une économie de rente plus préservatrice de ses intérêts, avec tout ce que cela implique comme corruptions, défournements de deniers publics, abus d’autorité, conflits d’intérêts, délits d’initiés, avec au bout la patrimonialité du pouvoir.
Les solutions budgétaires aux chocs macro-économiques ont donné naissance à des états faillis appartenant à des clubs tels que les BRICS (Brésil, Russie Inde, Chine, Afrique du Sud) à l’égard desquels on a longtemps usé et abusé de superlatifs élogieux, et dont les dirigeants sont aujourd’hui rattrapés par des affaires de corruption à l’instar de ceux du Brésil (affaire Pétrobras), problèmes de corruption auxquels le gouverneur de la Banque Centrale de ces mêmes états , fortement impliqué dans le scandale des Gupta (Afrique du Sud) , se trouve englué, avec de surcroît une détérioration économique sans précédent, suffisamment illustrée par des millions de chômeurs et des populations clochardisées.
Croire qu’une collectivisation déguisée des moyens de production que s’approprient en réalité une élite politico-bureaucratique, pour s’enrichir au détriment de populations de plus en plus paupérisées, puisse conduire à des performances économiques de nature à créer le plein emploi et à maitriser l’inflation, est une utopie ; les solutions budgétaires sont un saupoudrage qui ne peut tenir longtemps ;les forces du cycle économique finissent toujours par prendre les dessus. C’est à Keynes que l’on doit l’approche budgétaire conçue de manière précise pour trouver une solution conjoncturelle aux effets de la crise de 1929 ; pour autant, cet économiste de grand talent a toujours affirmé qu’une telle solution ne devrait être appliquée et ne produirait son plein et entier effet que de manière momentanée, qu’elle ne pouvait se reproduire à l’infini, l’objectif recherché étant immédiat et consistant à stimuler la consommation pour relancer la croissance ; c’est donc un remède conjoncturel qui répond à un diagnostic précis, et qui ne saurait être utilisé ad vitam aeternam.
Collectiviser les moyens de production tout en voulant rester dans une économie de marché est une hérésie qui conduit à une dérégulation des institutions, à leur altération chaque fois qu’elles apparaîtront comme insusceptibles de se mettre au service d’objectifs économiques, toujours avides en « dépenses d’investissements » qui ne créent ni richesse, ni emplois ; c’est ainsi qu’au fur et à mesure de la réédition des politiques anticycliques, le fait aura la primauté sur le droit à travers la violation de la hiérarchie des normes, violation qui prendra la forme de la paralysie de la loi par une norme inférieure telle qu’un décret et parfois même un simple arrêté, une circulaire, une voie de fait ou par le moyen d’un détournement de procédure qui altère la loi, la détourne de son objet ou en modifie la substance ;
tout cela parce que les textes de loi ne seront plus perçus que comme un produit malléable, que l’on pourra modifier à suffisance en fonction d’objectifs économiques que l’on croit à tort porteurs de croissance, alors que si tel était le cas, cela se traduirait au minimum par le plein emploi ; ce qui est loin d’être vérifié dans les pays ayant expérimenté les politiques anticycliques, y compris ceux d’Europe Occidentale qui s’y sont provisoirement essayés, sous la coupole de la Banque Mondiale et autres institutions financières internationales, avant que les populations ne les rejettent de manière violente à cause des tensions qu’elles provoquent : chômage, réduction du pouvoir d’achat, paupérisation….etc.
Le même scénario se reproduit dans les pays en voie de développement, avec des conséquences beaucoup plus dramatiques, les populations étant amenées, du fait de leur acculturation due aux systèmes éducatifs dégradés et au manque de culture civique, à secréter des comportements en marge de toute légalité, en rupture avec la citoyenneté, pour se convertir à la violence urbaine, et parfois même à des rébellions armées , déstabilisant des régions entières et grignotant peu à peu des espaces érigées en zones de non-droit ; autant de faits suffisamment rapportés par les guerres civiles qui prennent au fil du temps de l’ampleur, devant l’appropriation des richesses nationales par des élites politico-bureaucratiques, qui se nourrissent d’enrichissements illicites, sous le prétexte fallacieux de politiques anticycliques.
*Le taux d’escompte n’affecte pas seulement les réserves excédentaires des banques au niveau de la Banque Centrale ; il s’applique également aux prêts accordés par celle-ci aux banques primaires pour leur permettre, entre autres, de faire face aux chocs de liquidité, mais aussi d’accorder des prêts au secteur privé. Or, le crédit aux banques est la source de monnaie à haute puissance sur laquelle la Banque Centrale exerce le contrôle le plus direct ; il suffit donc que les banques anticipent une hausse du taux d’escompte pour qu’elles anticipent de manière mécanique une baisse de leurs emprunts auprès de la Banque Centrale ; leur refus d’emprunter sera à fortiori absolu, chaque fois que le taux d’escompte pratiqué sera élevé, signifiant de la sorte l’intention de la Banque Centrale de resserrer les conditions monétaires ;
cette intention sera perçue comme telle par les banques primaires, qui préféreront à leur tour, placer leurs réserves excédentaires moyennant rémunération ou les affecter à des acquisitions, plutôt que d’emprunter auprès de la Banque Centrale pour prêter au secteur privé , pénalisant de la sorte ce secteur , dont l’accès au crédit sera réduit de manière équivalente au montant des réserves excédentaires………………………(à suivre)
Maître Taleb Khayar ould Mohamed Mouloud *
Avocat à la Cour
*Ancien membre du Conseil de l’Ordre
source courrierdunord.com