"Les 19", un Collectif emblématique! Leur manifeste, un texte-action qui ébranla l'édifice raciste sur son socle. L'initiative ne pouvait rester impunie. Elle le fut en effet. Les foudres du régime de Moktar Ould Daddah s'abattirent aussi violemment que promptement sur les 19 patriotes qui avaient décidé de dénoncer une politique d'exclusion dont l'arabisation à marche forcée était à la fois la condition et le moyen privilégié.
Le 11 février 1966, cinquante sept ans jour pour jour, les visionnaires et courageux signataires du Manifeste furent brutalement arrêtés et conduits en prison à Nbeyka. C'était la seule réponse que le système assimilationniste apporta à l'Appel pour l'égalité citoyenne et le pluralisme. La suite de dessine sous nos yeux. Les 19 l'avaient pressentie et annoncée. Ils eurent raison non trop tôt mais à temps.
Le déroulé chronologique des événements depuis la rentrée scolaire d’octobre 1965 qui s’est effectuée dans un climat très tendu, les soutiens peu connus mais effectif de Sékou Touré et suggéré de la France à Moktar Ould Daddah constituent la trame de notre texte cette année.
- le 4 janvier 1966, la totalité des élèves noirs des lycées de Nouakchott et de Rosso se mettent en grève qu’ils déclarent illimitée. Ils réclament la suppression du décret d’application de la loi du 30 janvier 1965 rendant obligatoire l’enseignement de la langue arabe dans le secondaire. Ce mouvement de contestation scolaire trouve rapidement un écho favorable auprès de nombreux hauts cadres originaires de la vallée.
- le 6 janvier, par solidarité, dix neuf d’entre eux apportent leur soutien à la revendication de ces élèves et posent le problème de la cohabitation nationale : ils publient le Manifeste des 19. Le même jour, la grève s’étend à Kaédi.
- le 8 janvier, une cinquantaine de fonctionnaires noirs de Nouakchott se solidarisent des grévistes et approuvent le Manifeste des 19. Ces fonctionnaires se constituent en comité de soutien. Parfois, certains d’entre eux sont cités parmi les 19 et confondus avec eux. Ils sont aussi méritants. A Dakar, des étudiants et stagiaires mauritaniens dirigés par Chouaïbou Diagana, ancien maire de Kaédi, paix à son âme, mettent à sac les locaux de leur ambassade et se déclarent solidaires du Manifeste des 19 dans une lettre adressée au président Moktar Ould Daddah.
En réaction, certains milieux maures réagissent à ce qu’ils considèrent comme une provocation et demandent que des sanctions fortes soient prises contre les signataires de ce Manifeste. « Le président de la République (Moktar Ould Daddah) est accusé de se dérober devant ses responsabilités de gardien de la légalité et de la Constitution » selon eux.
- le 13 janvier 1966, le conseil des ministres décida de la suspension et du déclenchement de poursuites judiciaires contre les 19 signataires du Manifeste.
- du 19 janvier au 4 février inclus, les élèves du secondaire sont mis en vacances pour contenir la contestation . Une « commission nationale d’étude » pour trouver un compromis acceptable pour les deux parties est créée le 31 janvier 1966. Elle est composée de dix membres, cinq maures et cinq noirs. Les intérêts de la communauté maure sont défendus, entre autres, par des négociateurs intransigeants dont Ahmedou Ould Babana champion de l’arabisme en Mauritanie, et ceux de la communauté noire par Mame Diack Seck averti des problèmes de l’enseignement, et Docteur Bocar Alpha Ba, ancien ministre et suspecté d'être un des chefs de file du mouvement revendicatif.
- le 2 février, cette commission s’est réunie pour la première fois en présence de Moktar Ould Daddah. Comme en mai 1958 à l’issue du Congrès d’Aleg, les travaux de cette commission sont classés dans les tiroirs du Parti du Peuple Mauritanien.
- le 8 février, à la rentrée scolaire, des bagarres éclatèrent au lycée national de Nouakchott entre élèves noirs et maures et dans la nuit un tract invitant les élèves maures à la confrontation et à la scission de la Mauritanie fut diffusé. Dans ce tract, on pouvait lire «Scission complète, immédiate et définitive de deux ethnies» et il se termine par ces formules « Vive la République Arabe de Mauritanie, vive le Maroc » (source : Documents Diplomatiques Français 1966 Tome (1 janvier – 31 mai 1966),n° 103/DAM215 février 1966, page 296).Le lendemain, des affrontements opposent les deux communautés dans divers quartiers de Nouakchott, le bilan officiel, sans doute minoré, fait état de 6 morts et 70 blessés.
Moktar Ould Daddah prit les mesures suivantes : la fermeture de tous les établissements secondaires, l’envoi de renforts à Aïoun et Kaédi, la supervision des émissions de Radio Mauritanie, l’instauration d’un couvre – feu, de 18 heures 30 à 07 heures à Nouakchott.
- le 11 février, Sékou Touré en «proie à la question peule» envoie une délégation pour assurer le gouvernement mauritanien de la compréhension et du soutien de la Guinée. Cette délégation conduite par El Hadji Makassouba Moriba, secrétaire d’Etat, accompagné de Tibou Tounkara, ancien ambassadeur en Mauritanie, suggéra aux « autorités de Nouakchott de rejeter la responsabilité des incidents sur les impérialistes et les néo – colonialistes. La France, aussi, par la voix de son ambassadeur, Jean – François Deniau était prête « à nous envoyer, à partir de la base de Dakar, des éléments de troupes pour nous aider à rétablir l’ordre » rapporte Moktar Ould Daddah dans ses mémoires : la Mauritanie contre vents et marées, parues aux éditions Karthala en 2012, (page 344).
- le 11 février toujours, les 19 signataires du Manifeste sont arrêtés et transférés à la prison de Nbeyka. Merci de cliquer et agrandir l'original du Manifeste qui suit pour visualiser noms, prénoms et signatures manuscrites à la fin de leur texte :
Ba Abdoul Aziz, Magistrat
Ba Ibrahima, Ingénieur géomètre
Ba Mohamed Abdallahi, Instituteur
Bal Mohamed El Habib, Ingénieur des Eaux et Forêts
Daffa Bakary, Ingénieur des TP
Diop Abdoul Bocar, Commis comptable
Diop Mamadou Amadou, Professeur
Kane Bouna, Instituteur
Koïta Fodié, ingénieur des TP et bâtiments
Seck Demba, Instituteur
Sow Abdoulaye, Inspecteur de Trésor
Sy Abdoul Idy, Statisticien
Sy Satigui Oumar Hamady, Instituteur
Traoré Souleymane dit Jiddou, Instituteur
Bal Mohamed El Bachir, Administrateur
Ba Aly Kalidou, Inspecteur de Trésor
Ba Mamadou Nalla, Instituteur
Traoré Djibril, Instituteur
Coulibaly Bakary, Instituteur
Le temps a fait son œuvre. Les uns après les autres, ces pionniers, précurseurs et visionnaires s’effacent : entre le 19 juillet 2020 et le 04 février 2023, Mohamed El Habib Bal dit Doudou et Abdoulaye Sow, Demba Seck et Satigui Oumar Hamady Sy puis Mohamed Abdallahi Ba ont tiré leur révérence. Leur œuvre, l'oeuvre des 19, restent.
Traoré Souleymane dit Jiddou, Daffa Bakary et Ba Aly Kalidou furent des acteurs de cette initiative. Ils méritent largement notre hommage et notre reconnaissance. Longue vie.
Boubacar Diagana et Ciré Ba – Paris, le 11/02/2023